« Nous ne serons pas sauvés par l’antiracisme blanc »
Publié par Houria Bouteldja et Sadri Khiari le 12 mai 2012.
Coup sur coup, à quelques jours d’intervalle, Rue89 a mis en ligne deux contributions importantes, un article de Jérémy Robine, intitulé « Pour dépasser la question raciale, il faut s’y attaquer », et un entretien avec Eric Fassin au titre non moins explicite : « La politique d’identité nationale a construit une France blanche ». Textes d’intervention, nous supposons que leurs auteurs y auront inscrit ce qui leur semble le plus judicieux dans leurs réflexions politiques (nous nous abstiendrons par conséquent de commenter leurs autres publications).
A la première lecture, on est saisi par la proximité – jusque dans les formulations – de certaines des analyses proposées par ces auteurs et celles que défendent les Indigènes de la République depuis plusieurs années. Nous ajouterons, sans fausse modestie, que c’est avec une grande satisfaction que nous en avons fait le constat.
Déjà sensible dans le débat public depuis un certain temps, une double prise en compte de la question coloniale et de la question raciale a émergé d’abord dans le champ académique puis, plus récemment, dans les controverses politiques. Les interventions de Robine et Fassin nous apparaissent d’autant plus précieuses qu’elles s’expriment d’une manière désormais décomplexée sur les colonnes de grands médias.
Nous ne pouvons donc que nous en féliciter. Un petit bémol, toutefois. Nous devons ce progrès à la grande marche de 1998 commémorant l’abolition de l’esclavage et l’Appel des indigènes de janvier 2005, qui a été suivi de près par la mobilisation contre la loi du 23 février 2005 et surtout par la révolte des quartiers en novembre de la même année. Mais les nouvelles problématiques qui s’affirment sur la racialisation structurelle de la société et de l’Etat français n’ont pu acquérir quelques légitimités dans le débat public qu’à partir du moment où s’en sont emparés des universitaires blancs.
Espérons, néanmoins, que leurs travaux contribueront réellement à la réflexion des forces politiques blanches qui s’inquiètent de la montée du racisme. Espérons également – puisque la société raciale est ainsi faite – qu’à travers leurs écrits, ils auront donné le feu vert aux chercheurs indigènes, jusque-là timides à s’engager dans cette voie.
Jamais des intellectuels blancs n’ont été aussi loin
L’article de Jérémy Robine et l’entretien donné par Eric Fassin ont une caractéristique commune qu’il nous paraît intéressant de souligner. Leur point commun est également leur point aveugle. Jamais, ou par prudence disons rarement, en France, des intellectuels blancs ayant accès aux médias n’ont été aussi loin dans l’explicitation de la question raciale, non comme interrogation sociologique mais comme enjeu politique.
Paradoxalement, cependant, l’un et l’autre semblent rester prisonniers d’un discours qui n’est lui-même pas indemne du mal social qu’ils dénoncent si pertinemment. L’indigène en est absent. Ou, pour ne pas le dire dans un langage dans lequel ils ne se reconnaissent peut-être pas, leur discours occulte non pas bien sûr la présence de ceux qui sont dominés racialement mais leur existence en tant que sujets de l’histoire qui se fait, leur existence en tant qu’acteurs des rapports de forces qui se construisent, en tant que corps social et politique agissant, en tant que puissance qui détermine et transforme la société française.
Les Noirs, les Arabes et les Musulmans qui vivent en France formeraient-ils une sorte de matière inerte sur laquelle se construit le racisme ? Ne seraient-ils que les ombres projetées par le racisme des Blancs ? On est tenté de le croire à la lecture de Robine et Fassin.
Pas de mention de formes de résistance
Il est significatif, par exemple, que, dans leurs deux interventions, nulle mention n’est faite – ou alors tellement marginale qu’elle nous aura échappé – à la multiplicité des formes de résistance à l’oppression raciale dont les populations issues de l’immigration coloniale sont les acteurs. Ni de leur impact direct ou indirect, à l’échelle d’un quartier ou du pays tout entier, sur la société blanche mais aussi sur eux-mêmes.
Il semblerait, à les lire, que le racisme est un enjeu qui concerne le seul champ politique blanc. En gros, Fassin regrette que le PS, sous la pression de la droite qui subit la pression de l’extrême-droite, demeure incapable d’affronter la question raciale ; Robine, quant à lui, espère tout de même un sursaut initié par Hollande pour que l’antiracisme redevienne une composante de l’identité politique de la gauche.
Nous pourrions y voir une intention louable si nos deux auteurs prenaient soin de rappeler que les Noirs, les Arabes et les Musulmans n’étaient pas seulement des victimes du racisme mais les acteurs nécessairement premiers de la lutte antiraciste et que c’est d’eux et non pas de la gauche ou de François Hollande qu’il fallait attendre l’ouverture d’une nouvelle page dans l’histoire de la lutte contre la racialisation des rapports sociaux.
L’invariant de l’antiracisme blanc
Décidément, le fameux slogan « Touche pas à mon pote » à la vie dure. Comme Ariel Sharon, SOS-Racisme ne survit que sous assistance artificielle. L’un de ses principaux fondements idéologiques continue, hélas, d’être opérant au sein de la gauche et de l’extrême-gauche : l’antiracisme est d’abord l’affaire des Blancs, du bon Blanc qui protège son « pote » arabe ou noir contre le mauvais Blanc.
Bien sûr, nous dira-t-on, rien n’empêche le « pote » de s’associer au bon Blanc. Et s’il s’entête, avant d’envisager des solidarités avec les Blancs, à vouloir se défendre lui-même, penser sa ligne de défense, s’organiser, exister pour lui-même, alors il sera un mauvais « pote », nul, sectaire, communautariste, revanchard, et autres idioties que nous entendons à longueur d’années.
Plaisanterie mise à part, il est intéressant de noter que, malgré les profondes différences qui existent entre le propos des idéologues de SOS et celui que tiennent Robine et Fassin, persiste un invariant sur lequel il leur faudrait s’interroger dans le cadre même des problématiques qui sont les leurs : l’oubli, tout simplement, que les Noirs et les Arabes ne se contentent pas de recevoir des coups en attendant que les Blancs racistes et antiracistes règlent leur problème entre eux.
En vérité, c’est vache mais il faut bien le dire, sans les luttes indigènes, Robine et Fassin n’existeraient pas. Du moins, comme intervenants médiatisés sur la question raciale Le champ académique, éditorial et médiatique, de même que les forces politiques blanches, seraient restés obstinément fermés aux questions raciales et coloniales.
Autonomie politique pour les militants issus de l’immigration
Le débat en cours révèle donc des progrès certains mais également d’inquiétantes permanences qui confirment les remarques faites dans un texte publié sur le site des Indigènes de la République, intitulé « Au delà de la frontière BBF » (Blanchard, Benbassa, Fassin, mais bien d’autres auraient pu nous offrir leurs initiales).
Ces personnalités ont eu le mérite de rendre audible les problématiques raciales et postcoloniales sur la scène intellectuelle et politique. Elles se sont cependant érigées en représentants du pôle de radicalité dans le champ antiraciste, ébauchant ainsi une frontière dont elles seules ont la légitimité pour modifier le tracé et au-delà de laquelle les positions défendues seraient marquées par l’extrémisme, le sectarisme, l’infantilisme et beaucoup d’autres vices inavoués.
Prend forme ainsi comme une tentative de reprise du contrôle sur une dynamique intellectuelle et politique initiée par des forces non-blanches pour la réintégrer au sein de la gauche, une fois nettoyée de ce qui la rendait indigeste aux yeux de celle-ci.
Dans le même moment où un effort est fait pour que la gauche antiraciste s’approprie la question raciale, les mouvements militants issus de l’immigration et des quartiers se voient donc contester leur volonté d’exister en toute autonomie politique. Si vous voulez vous battre, nous dit-on, faites-le dans le cadre de la grande maison de la gauche. Nous n’oserons pas ajouter qu’à gauche, on nous a toujours réservé la chambre de bonne.
Comme d’autres, Robine et Fassin se refusent à reconnaître que la conflictualité entre Blancs et non-Blancs est pas seulement politiquement structurante. Mais, pour cette raison précisément, elle implique en préalable à toute velléité de convergence avec d’autres qu’eux-mêmes, la reconnaissance pratique du droit des indigènes à construire leur indépendance politique. A définir aussi leurs propres enjeux, à dire non aussi bien à la droite qu’à la gauche, à s’engager aux côtés de toutes les luttes anti-impériales et anticoloniales, y compris les résistances armées palestiniennes, quand bien même celles-ci puiseraient leur inspiration non dans les références universalistes de la gauche mais dans leurs propres ressources culturelles, c’est-à-dire, par exemple dans l’islam.
En moins de mots, être conséquent sur la question raciale suppose d’admettre, de se féliciter, d’encourager la montée en puissance d’un mouvement indigène pour qui le centre est d’abord en lui-même et qui se définit d’abord en fonction de ses propres causes. Ce sera la condition de notre générosité.
L’espoir d’être sauvés du racisme blanc par les Blancs
Ce pas décisif qui les ferait passer franchement dans le camp des non-Blancs, ni Robine ni Fassin ne le franchissent dans les articles que nous discutons. Malgré la clarté indiscutable qui est la leur sur la question raciale, les propos qu’ils tiennent sur Rue89, ont hélas une senteur bien connue.
Nous avons cité SOS-racisme, nous sommes tentés, au risque d’être un peu méchants, d’évoquer Albert Camus. Par certains points, les positions politiques qui transparaissent dans ces articles sont plus proches de l’attitude de l’auteur de « La Peste » face au mouvement algérien de libération nationale que de celle des porteurs de valises qui n’ont pas hésité à trahir leur camp supposé naturel pour rejoindre leur camp réel.
Si Robine et Fassin ne s’abstiennent pas face aux conflits raciaux actuellement à l’ordre du jour en France, on peut se demander s’ils ne sont pas avant tout préoccupés de convaincre le monde blanc de crever un abcès qui l’infecte et neutralise en partie sa gauche, avant que les Noirs, les Arabes et les musulmans ne s’imposent par eux-mêmes, avec leur radicalité, leur volonté d’autonomie, dans le champ politique et, Dieu seul sait, quelle revendication qui bouleverserait par trop les « valeurs » du monde blanc.
Finalement, à nous indigènes, ils ne nous laissent pour idéal que l’espoir d’être sauvés du racisme blanc par… des Blancs, désormais lucides, et de nous intégrer au sein d’une société réconciliée selon des normes et des modalités que nous n’auront pas, pour partie au moins, choisies.
Qu’on ne se méprenne pas ! Si nous avons choisi de commenter, sans concession, les interventions de Robine et Fassin, c’est que leurs travaux sont utiles et intéressants (nous n’aurions pas eu l’idée de discuter avec Yvan Rioufol et Eric Zemmour).
C’est aussi que nous y voyons l’expression des tendances contradictoires et des positionnements instables qui traversent l’espace de l’antiracisme blanc, pris entre le marteau d’un racisme étatique, partisan et populaire de plus en plus manifeste et l’enclume d’une résistance indigène qui, bien que désordonnée et hésitante, voit néanmoins croître sa puissance. S’il demeure encore bien minoritaire, l’antiracisme blanc radical existe également. Nous le rencontrons dans les luttes où ses militants s’investissent en permanence pour nous donner raison.
Houria Bouteldja et Sadri Khiari