Au-delà de la frontière BBF (Benbassa-Blanchard-Fassin(s)), Houria Bouteldja pour les nuls
Théorie/analyses

Au-delà de la frontière BBF (Benbassa-Blanchard-Fassin(s))

19 mars 2011

Intervention d’Houria Bouteldja au centre de recherche de Coimbra, dirigé par Buoaventura de Suza Santos. Lisbonne, le 19 mars 2011. Elle reprend ici le contenu de son intervention en y intégrant quelques réflexions suggérées par le débat qui a suivi.

Je remercie toute l’équipe du centre pour cette invitation. Comme je m’adresse à un public portugais, il m’a semblé nécessaire d’abord de présenter le Parti des Indigènes de la République, sa place dans la vie politique française et ensuite de partager avec vous quelques éléments d’analyse sur la manière dont le champ politique blanc français gère la question postcoloniale depuis maintenant six ans. Je précise tout de suite que ce qui suit est une expertise militante qui n’a rien d’une démarche de type scientifique. C’est juste l’expérience et l’observation qui parlent.

I – Genèse

Les indigènes de la république sont le produit d’une double désillusion : celle des indépendances africaines et celle de l’intégration. Cette impasse nous a poussés à réfléchir à une alternative politique. Celle-ci passait nécessairement par :

1 – un bilan critique des 50 dernières années :

– Les indépendances n’ont pas marqué la fin de la colonisation mais le premier pas vers la décolonisation. Il nous fallait donc reprendre le flambeau de la lutte anticoloniale.
– L’intégration est une impasse. Quels qu’aient pu être nos sacrifices pour nous intégrer, nous étions systématiquement renvoyés à nos origines. Nous avons compris que le racisme est structurel, c’est un système de domination. La race n’existe pas mais les races sociales existent. Le racisme est un système qui profite à une catégorie – les Blancs – au détriment d’une autre – les Indigènes. Ces deux catégories sont politiques. Elles renvoient à des statuts et à des relations de pouvoir.

2 – Une rupture politique :

– A partir du moment où nous devenions lucides sur nous-mêmes, c’est-à-dire que nous nous admettions comme indigènes, le mythe de la république explosait. Désormais, à l’intégration, nous opposions notre libération comme objectif politique, concept en parfait cohérence avec notre projet de décolonisation.
– Nous ne pouvions plus nous contenter de clamer une autonomie abstraite. Il fallait lui donner un contenu. Notre autonomie se devait d’être à la fois idéologique, politique et organisationnelle (et par conséquent financière). Idéologique : il s’agissait d’élaborer une pensée politique autonome puisant sa source et ses références dans les luttes anticoloniales et de l’immigration. Une pensée politique qui puisait dans notre vécu et notre expérience réelle. Une pensée politique qui se défiait des cadres imposés : pensée des Lumières, rationalisme occidental, marxisme, universalisme, républicanisme…Politique : ayant bénéficié de l’expérience des militants de la première génération, nous avons appris à nous méfier des organisations de gauche, de l’instrumentalisation de nos luttes par la gauche institutionnelle ou de l’opposition, de l’antiracisme moral. C’est pourquoi dès le début nous avons privilégié notre affirmation, notre construction plutôt que des alliances sans rapports de force favorables. Nous avions conscience que pour constituer des alliances solides, il nous fallait d’abord exister. Organisationnelle : les associations dites de l’immigration et des quartiers ont toujours souffert de la main mise de l’Etat quand celui-ci finançait leurs activités.
– C’est ainsi qu’il a toujours pu contrôler la plupart des organisations et qu’il leur a interdit de fait l’accès au politique. Il allait donc de soi que nous allions privilégier l’indépendance financière. Depuis notre existence nous n’avons jamais demandé le moindre centime à la puissance publique. Notre nous autofinançons par nos cotisations, des dons et les ventes de produits conçus et fabriqués par nous.

Ces deux points fondent une démarche globale qui s’est développée au cours des cinq dernières années. Le PIR est aujourd’hui une organisation qui réfléchit un projet décolonial à partir de la problématique indigène mais en direction de l’ensemble de la société française. Pour libérer l’indigène, il faut libérer le blanc. Et réciproquement.

II – Le malaise blanc

Au scandale et aux hurlements qu’a suscités l’appel des indigènes, se sont succédés un certain nombre de réactions :
– Un débat intense à la gauche du PS : PC, ATTAC, NPA, Verts, LDH, MRAP, organisations antiracistes…
– Nous avons été dénoncés comme communautaristes, ethnicistes, racistes anti blancs et même comme encourageant la guerre ethnique.
– On nous a accusés de confondre passé et présent, de considérer que tout était colonial alors qu’affirmer la fracture coloniale ne signifiait pas mépriser ou ignorer les autres clivages.
– Nous suscitions une forte incompréhension : que faisaient à la Marche des indigènes des portraits de chefs indiens à côté de celui d’Arafat et de Lumumba ? le portrait d’Angela Davis à côté de Nasr Allah ? le portrait de Rosa Parks, Césaire, Fanon à côté de Nasser ? Celui de Jamila Bouhired à côté de Malcolm X ?

Mais quelques semaines après l’appel, la loi du 23 février 2005 était promulguée et quelques mois plus tard, éclataient les émeutes de banlieues. Ces deux évènements majeurs allaient donner de la chair à notre initiative. L’actualité en France et dans le monde allait dans les cinq années à venir imposer la question postcoloniale comme incontournable pour lire et comprendre le présent.
Mais plus nous affirmions notre pensée, nos projets et notre autonomie, plus nos « amis » blancs (à quelques exceptions près) se sont éloignés réalisant d’une part que nous n’allions pas devenir une annexe des mouvements de gauche et que d’autre part nous n’étions pas situés sur le clivage gauche/droite mais sur le clivage racial et colonial. Un clivage qui nécessitait pour eux de repenser l’européocentrisme qui les structurait et les privilèges dont ils bénéficiaient en tant que blancs. Un pas qu’ils n’étaient pas décidés à franchir. Par conséquent, une grande partie des organisations de gauche se sont réapproprié la problématique postcoloniale tant sur le plan politique qu’académique. Elles l’ont relue et réinterprétée à travers leur propre grille d’analyse et ce faisant l’ont en partie vidée de sa force subversive. Un nombre impressionnant d’ouvrages, d’essais, de colloques sur la question raciale et postcoloniale ont vu le jour… Mais sans nous.

III – Résistance blanche et endiguement des indigènes

Si pendant les années 80, la gauche au pouvoir, aidée par l’extrême gauche, a réussi à éclipser les revendications des mouvements de l’immigration en propulsant des associations antiracistes aux slogans apolitiques dans un vacarme assourdissant, les manœuvres de récupération des années 2000 se distinguent par leur parfaite discrétion et leur extrême sophistication. Il n’est pas plus de bon ton de critiquer frontalement les indigènes. Ca c’est le travail de Finkielkraut, des laïcards ou de l’extrême droite. Et puis, c’est délicat. Ils maîtrisent leurs discours et leurs concepts, semblent bénéficier d’une certaine sympathie dans leur milieu. Et surtout, ils ne sont pas réputés antisémites même si reproche leur est fait de ne pas être « clairs » sur la question. Comprendre : soutenir mordicus la résistance palestinienne, y compris le Hamas, et ne pas reconnaître la centralité de la « Shoah » (que nous préférons appeler « génocide ») qui, pour nous, est aussi une forme d’européocentrisme.
La stratégie qui va se mettre en place n’est que l’expression d’une convergence d’intérêts à l’intérieur d’une gauche en recherche d’un consensus et déterminée à ne pas se laisser diviser par des débats « secondaires ». Moins on parle des indigènes, moins ils existent. Désormais, il faudra tout simplement les ignorer et allumer des contre feux : le Cran, Devoir de mémoire… (Je ne sais pas si ces groupes sont artificiels comme peuvent l’être SOS Racisme ou NPNS mais ils ont largement été soutenus la presse de gauche – après notre apparition – faisant la Une des journaux et magazines mainstream comme Libération ou le Nouvel Obs. Leurs discours consensuels n’y sont vraisemblablement pas pour rien).
C’est le phénomène que j’ai pu constater ces dernières années. J’ai vu se dresser progressivement devant nous ce que j’appellerais symboliquement la Frontière BBF, du nom de « Benbassa », « Blanchard », « Fassin(s)) », trois intellectuels blancs, reconnus et médiatiques (Cette frontière ne se réduit évidemment pas à ces trois acteurs. J’aurais pu en rajouter d’autres comme Geisser, Stora, Lacoste et bien d’autres mais ceux que j’ai cités précédemment me paraissent emblématiques) qui se sont emparés du terrain postcolonial et sur lequel ils font autorité. Une frontière qui a permis de rendre la problématique postcoloniale et raciale respectable aux yeux du champ politique blanc. Désormais, c’est eux qui vont représenter le pôle de radicalité sur cette question. Une frontière au-delà de laquelle la radicalité devient extrémisme. De l’autre côté, il y a pêle-mêle le sectarisme, l’extrémisme, le revanchardisme…
Cette frontière n’a pas été tracée par des ennemis. Objectivement, ces chercheurs et intellectuels militants font avancer et respecter la question raciale et postcoloniale dans les milieux de gauche, des universités et des médias. L’engagement et la sincérité de certains d’entre eux (pas tous) n’est même pas vraiment en cause. Ils poussent les frontières du débat et radicalisent la pensée de gauche, l’encanaillent parfois. La parole blanche étant plus audible et plus respectée que la nôtre, nous en prenons pragmatiquement notre parti. Je pense pour ma part qu’ils travaillent en partie pour nous, même s’ils prennent toutes les précautions pour se distinguer, ce qui, je vous l’avoue, nous amuse beaucoup. Ils commencent traditionnellement leur phrase par « Je ne suis pas d’accord avec les indigènes mais… », ou encore « les indigènes ? Mais ils ne représentent que 0, 0001 % de la masse militante et politique sur la question ! ». Ce qui m’interpelle et ce qui est important à observer c’est la dynamique générale dans laquelle ils s’inscrivent. Car en fait, ils sont autre chose que les traducteurs blancs de la pensée et de la condition indigène. Ils sont avant tout et surtout les gardiens du temple. C’est eux désormais qui vont dire le licite et l’illicite, le hallal et le haram en matière postcoloniale.
La frontière BBF incarne la puissance blanche et la force de son système de résistance. Les blancs reprennent le contrôle sur un sujet qu’ils n’ont pas anticipé, voire qu’ils n’ont même pas pensé. Dans le même temps, ils en excluent les indigènes. Et tant pis, si les indigènes apportent une réflexion originale, s’ils contribuent à expliquer le réel à partir de leur propre expérience, s’ils explorent des voies encore vierges ou s’ils proposent des alternatives sociales et politiques qui pourraient être utiles pour l’ensemble de la société ou en tout cas discutées. Comment expliquer que les gardiens de la Frontière BBF n’aient jamais pris la peine de commenter les plateformes programmatiques et organisationnelles du PIR ? Comment expliquer que les deux livres de Sadri Khiari (« Pour une politique de la racaille » et « De de Gaulle à Sarkozy, la contre-révolution coloniale ») que je considère personnellement comme majeurs pour quiconque s’intéresse à la question raciale et post-coloniale en France n’aient jamais fait l’objet de critiques sérieuses, ou été mis en débat ? Leur curiosité de chercheurs ou tout simplement leur rôle d’acteurs sociaux ne les pousse-t-ils pas à s’y intéresser comme l’ont pourtant fait de nombreux chercheurs américains, anglais, canadiens ? C’est ainsi qu’ils fixent les limites, les contours de la Frontière BBF et sélectionnent (ou aident à promouvoir) dans le champ militant et académique les indigènes « modérés » et/ou non porteurs de projet politique car en tant que blancs et conscients de l’être, ils recherchent à la fois de la légitimité et de la crédibilité. Pour les gardiens de la frontière BBF, l’authenticité des indigènes « élus » sera désormais capitale tant pour la bonne conscience que pour contrebalancer l’influence des organisations non contrôlées par la Frontière. En effet, les émeutes de 2005 ont laissé des traces. Le peuple indigène est plus exigeant quant à ses représentants. Les Harlem Désir, Malek Boutih et autres Fadéla Amara ne restent crédibles qu’aux yeux des hautes sphères, pas dans les niveaux intermédiaires. Je peux vous dire que l’efficacité de cette stratégie est redoutable. Car si les blancs s’éloignent de nous « naturellement », il n’en va pas de même pour les indigènes. La mécanique n’est pas la même. Les indigènes ne sont pas à l’initiative de la construction de la frontière et de l’espace qu’elle délimite, mais ils l’intègrent et par conséquent la renforcent. Pour leur propre survie politique, associative ou académique, la Frontière leur dit qui ils peuvent fréquenter. Et qui non. Avec qui ils peuvent penser. Et avec qui non. Cela est vrai par exemple tant pour les chercheurs débutants que pour les plus brillants et plus qualifiés. Ils n’ont pas le droit de s’égarer. Si toutefois, ils transgressent la Frontière, immédiatement ils donnent des contreparties comme pour s’en excuser. C’est ainsi que nous serons privés d’un vivier d’indigènes non négligeable. Ceux qui ont un capital intellectuel, politique ou militant craindront de l’offrir à une organisation comme la nôtre, située du côté obscure de la Frontière. Nous ne sommes pas assez hallal pour un tel sacrifice. Leur carrière risque d’en pâtir. Lorsqu’ils nous croisent, ils sont gênés ou alors nous jurent que notre combat est le même et nous reprochent de manquer de stratégie car eux, de l’intérieur, ils font bouger le curseur. Ou alors, ils sont distants, polis et adoptent une conduite d’honneur qui consiste à ne pas dire du mal de nous publiquement. Mais gare à eux s’ils se hasardent à traverser la Frontière. C’est sur cette terre ingrate qu’ont été endigués les indigènes. Pourtant, c’est sur cette terre que peut éventuellement naître une alternative politique réellement sociale et décoloniale. La raison en est simple : c’est là que se trouve la masse des indigènes sociaux que la gauche blanche a exclue depuis 30 ans et dont elle déplore aujourd’hui les égarements ou l’ingratitude (son manque d’engagement à gauche, sa dispersion dans le champ politique, son adhésion massive au discours de Tariq Ramadan ou encore sa sympathie vis-à-vis de Dieudonné…). C’est là que se trouve le PIR, involontairement. Et volontairement surtout.

Conclusion :

Je ne peux pas clore cette discussion sans m’interroger sur ce qui explique la construction de la frontière BBF, comme une sorte de frontière sanitaire assurant notre mise en quarantaine (hormis des milieux « islamo-gauchistes »). Je ne vais pas développer ici, mais je crois que tout simplement nous enfreignons les règles de la bienséance. Nous remettons en cause l’universalisme blanc. Nous sortons de la matrice occidentalo-centrée pour élaborer un projet décolonial et critique de la modernité. Ni le monde académique, ni le monde politique n’est prêt pour cette alternative. Pourtant, tous les indicateurs sont là pour nous obliger à pousser la réflexion dans cette direction : la crise économique, la crise écologique, la crise de la modernité occidentale.

Houria Bouteldja

1- La frontière BBF illustrée :
– Le Pari(s) du vivre ensemble / http://www.parisduvivreensemble.org/
Voir les archives des différentes éditions + l’édition 2011
– Entre discrimination et reconnaissance. Ce que racialiser veut dire / http://iris.ehess.fr/document.php?id=1034
– La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial / http://www.africultures.com/php/index.php?nav=evenement&no=5567
– 75 ans après, regards sur l’exposition coloniale de 1931 / http://clioweb.free.fr/dossiers/colonisation/expo31.htm
– La semaine anticoloniale / http://www.anticolonial.net/
– Appel pour une société multiculturelle et post raciale / http://www.respectmag.com/appel-pour-une-r%C3%A9publique-multiculturelle-et-postraciale
– Citoyens ou indigènes de la nation ?, Robert Castel / http://territoireliensocial.files.wordpress.com/2009/04/la-discrimination-negative.pdf
– Discriminer pour mieux régner / http://www.amazon.fr/Discriminer-r%C3%A9gner-Enqu%C3%AAte-diversit%C3%A9-politiques/dp/2708240021
– Marianne et Allah. Les politiques français face à la « question musulmane », Vincent Geisser et Aziz Zemouri, La Découverte, Paris, février 2007.
Ici, les auteurs prennent soin de mettre une distance entre eux et nous en s’appuyant sur les critiques faites par Blanchard, Bancel Vergès sur le continuum colonial et citent comme critique radicale de cette thèse le très faible et très contestable dossier de la revue Hérodote de Yves Lacoste (http://www.herodote.org/spip.php?article211).
– L’agence média Palestine / http://www.agencemediapalestine.fr/lappel/
– Débat : racisme populaire ou xénophobie d’Etat / http://www.respectmag.com/2011/06/11/debat-racisme-populaire-ou-xenophobie-detat-5238

2- Exemples de travaux faits à l’étranger sur le MIR/PIR et colloques auxquels le PIR est associé
– French muslims, new voices in contemporary France, Sharif Gemie / http://www.powells.com/biblio/62-9780708322093-2
– Decolonization in the heart of empire : some fanonian echoes in France today, Stefen Kipfer. Faculty of environmental studies, York University, Toronto, Ontario, Canada
– Programme « Dialogo global », Tarragone (Espagne), juillet 2010, http://www.dialogoglobal.com/barcelona/index.php
– IVème congrès international sur le féminisme islamique, Madrid (Espagne), octobre 2010, http://feminismeislamic.org/program
– République, indigènes et mobilisation antiraciste en France, centre de recherche de Coimbra, Lisbonne (Portugal), mars 2011
– Série de conférences et séminaires, université de Berkeley (Etats-Unis), avril 2011, http://www.indigenes-republique.fr/article.php3?id_article=1314
– Foucault et la colonialité du pouvoir, université de la Coruna (Espagne), mai 2011, http://www.indigenes-republique.fr/article.php3?id_article=1345

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