A quoi sert l’antiracisme universel ?
Publié le 10 juin 2011 sur le site du PIR - Par Houria Bouteldja & Sadri Khiari
Alors que les sondages indiquent une progression rapide du Front national qui réveille le « spectre d’un 21 avril », le mouvement antiraciste universel semble retrouver une nouvelle vigueur dont témoignent l’activisme de l’association « D’ailleurs, nous sommes d’ici ». Nous avons, pour notre part, accueilli avec sympathie cette initiative et des militants du PIR ont participé à ces actions. Cette démarche ouverte n’exclut pas cependant des doutes et des critiques sur lesquelles nous pensons devoir nous exprimer publiquement. Outre le principe de transparence concernant nos choix politiques et nos engagements que nous devons à tous ceux qui suivent le parcours du PIR avec intérêt, les espaces de discussion (réunions ou listes mails) que s’est donnés l’association « D’ailleurs, nous sommes d’ici » sont évidemment trop étroits pour les questions que nous voudrions soulever et qui nous paraissent mériter un large débat entre tous ceux qui sont impliqués dans les combats contre le racisme. Les observations que nous faisons concernant « D’ailleurs, nous sommes d’ici » soulignent, au-delà de cette association, des caractéristiques récurrentes du mouvement antiraciste que nous devons questionner de manière critique, d’autant plus que de nouvelles dérives sur le mode SOS-Racisme semblent toujours possible.
Ce sont là quelques unes des motivations qui nous ont incités à rédiger les lignes qui suivent et à les proposer au débat.
L’antiracisme universel et le tropisme « SOS racisme »
Vous connaissez bien sûr la fleur de tournesol. En arabe, on l’appelle la fleur qui est « amoureuse du soleil » pour souligner sa tendance irrépressible à se tourner vers l’astre solaire. Bien que de la comète SOS-racisme, il ne reste plus que la queue, l’antiracisme universel a du mal à se détacher du modèle qui l’a si longtemps représenté. Un antiracisme « touche pas à mon pote », paternaliste, exclusivement moral, abstrait, ayant pour principal adversaire l’extrême droite et obstinément accroché aux basques du PS.
« D’ailleurs, nous sommes d’ici » s’en détache positivement sur bien des points. Nous ne pouvons pas cependant nous abstenir de relever certaines tendances cousines au sein des deux mouvements. SOS-Racisme n’avait aucun scrupule à se substituer aux principaux concernés par le racisme, appréhendés comme de pures victimes, ce qui n’est certes pas le cas de « D’ailleurs, nous sommes d’ici ». Mais peut-on dire, pour autant, que cette association est immunisée contre une telle tendance ? Une telle interrogation n’est pas injustifiée, même si nous imaginons aisément qu’elle puisse égratigner certains militants.
Nous avons, en effet, observé avec appréhension l’autosatisfaction qui a suivi les manifestations du 28 mai, alors même qu’en dehors des sans-papiers, obligés de saisir toute occasion de visibiliser leur cause, fort peu de Noirs, d’Arabes, de musulmans, d’habitants des quartiers populaires se sont sentis concernés par ces initiatives – ce qui, du reste, était tout à fait prévisible étant donné la composition du collectif. Dans le même sens, un reportage diffusé sur le net (ICI) a donné une interprétation surprenante de la manifestation qui a eu lieu à Paris. Ses réalisateurs – des militants antiracistes blancs – ont réussi le tour de force d’invisibiliser les manifestants blancs – à la grande satisfaction de certains d’entre eux, si l’on en croit les échos qui nous sont parvenus – pour ne montrer quasiment que des sans-papiers et des Tunisiens venus de Lampedusa. Pourquoi ont-ils distordu la réalité à ce point ? Ne serait-ce pas pour camoufler l’incapacité de « D’ailleurs, nous sommes d’ici » à mobiliser des indigènes autres que les sans-papiers ? S’il nous fallait donner un résumé de ce reportage, nous utiliserions cette formule en apparence paradoxale : la vidéo où des indigènes servent à masquer l’absence des indigènes.
Par ailleurs, sans assimiler les stratégies électoralistes et manipulatrices de SOS-Racisme et les motivations de « D’ailleurs, nous sommes d’ici », on doit mentionner cependant que les deux mouvements ont pour objectif commun de contrecarrer l’influence de l’extrême droite et de la droite la plus raciste. Ils voudraient lui faire barrage sur le plan électoral grâce au rassemblement de toutes les forces qui se réclament de la gauche, sans tenir compte des responsabilités directes de certaines d’entre elles – et notamment du PS – dans les politiques racistes. Certes, pour l’instant, ce dernier n’est pas investi dans « D’ailleurs, nous sommes d’ici », qui ne bénéfice pas, comme cela a été le cas de SOS-Racisme, de la puissance médiatique de la gauche sociale-libérale. « D’ailleurs, nous sommes d’ici » garde, en conséquence, une autonomie politique certaine par rapport aux stratégies et aux calculs du PS, une autonomie renforcée par la nature de ses composantes principales et le parcours des personnalités qui l’ont initiées, dont on sait qu’elles n’ont guère de tendresse pour le parti social-libéral. Mais, jusqu’à quand cela durera-t-il ? Déjà, sont perceptibles certaines lignes de failles qui en s’élargissant pourraient sonner le glas de cette autonomie. C’est le cas notamment de la timidité du mouvement à dénoncer explicitement l’islamophobie et à combattre clairement les lois islamophobes (loi sur le voile ou le niqab) par crainte de susciter le courroux des courants de gauche républicanistes et laïcards. Il ne suffit guère de tisser quelques liens discrets avec « Mamans, toutes égales » pour régler le problème. Il est indispensable d’affirmer haut et fort l’impératif de la lutte contre l’islamophobie, sous toutes ses formes. Une telle pusillanimité sur cette question n’est pas de nature à nous rassurer. Qu’en sera-t-il, dans les mois qui viennent, si les sondages confirment la croissance de l’électorat de Marine Le Pen ?
La bonne conscience du mouvement antiraciste universel
Le modèle SOS-Racisme puise sa force au sein de la gauche – y compris radicale – de multiples facteurs. Nous n’en mentionnerons qu’un : la plupart des militants antiracistes blancs sont convaincus que le racisme n’est qu’un archaïsme idéologique propre à la droite ou rechignent à reconnaître qu’ils sont eux-mêmes partie prenante du racisme institutionnel. Ils n’ont guère conscience des privilèges matériels et symboliques dont ils bénéficient en tant que blancs et de la suprématie sociale que leur confèrent les inégalités raciales. Ils sont incapables, par conséquent, de distinguer leur antiracisme de l’antiracisme indigène – et nous ne pouvons que regretter que la seule évocation de cette différence suffise à les mettre en rogne.
Ainsi, dans son ambigüité volontaire, le nom « D’ailleurs, nous sommes d’ici » occulte les positions socialement hiérarchisées des Blancs et des indigènes, assimilés abusivement dans un « nous » que dément la réalité. Or, que cela nous plaise ou non, les hiérarchies raciales impliquent un angle de vue différent sur le contenu et les impératifs d’une stratégie antiraciste. Il ne s’agit pas de mettre en doute la sincérité de l’engagement des initiateurs de ce mouvement et l’on peut supposer que le choix de ce nom a eu pour motivation leur volonté de s’identifier positivement à ceux qui subissent le racisme au quotidien ; pour autant, cette même volonté témoigne, au fond, d’une incapacité à saisir la nature du clivage racial qui caractérise la société française et par conséquent le mouvement antiraciste lui-même. C’est, d’ailleurs, pour éviter des polémiques stériles que, conscients que le concept d’antiracisme blanc pouvait heurter de nombreux antiracistes blancs, nous lui avons substitué, ici, l’expression d’antiracisme universel.
L’engagement prédominant de l’antiracisme universel dans la cause des sans-papiers illustre les différences d’approche des deux antiracismes, même si, là encore, nous ne contestons ni l’importance de cette question ni la sincérité des motivations de tous ceux qui consacrent une part de leur temps à défendre ces immigrés auxquels tout droit est nié. Il faut en effet s’interroger sur la propension des antiracistes blancs à se mobiliser en priorité et souvent avec célérité en faveur des sans-papiers tandis que sur d’autres causes antiracistes tout aussi importantes comme les violences policières, l’islamophobie, les inégalités raciales au logement, au travail, etc., seule une toute petite minorité d’entre eux sont mobilisables… Notre hypothèse est que cette inclination à donner la priorité aux sans-papiers réside dans la grande vulnérabilité qui caractérise ces derniers et, surtout, dans le fait que, malgré les velléités d’autonomie que certaines de leurs organisations ont pu manifester, ils sont contraints de rechercher le soutien le plus large. Agissant dans l’urgence, ils n’ont guère d’autres choix que d’obtenir l’appui des organisations de gauche. Le sans-papiers correspond ainsi au tropisme SOS racisme : il est le « pote » idéal. Une autre raison, tient sans doute au fait que les sans-papiers ne sont ni des Noirs, ni des Arabes, ni des Musulmans, ni des Rroms, ni des Chinois ou, pour le dire plus clairement, ils n’ont aux yeux des antiracistes blancs qu’une seule identité, celle d’être sans-papiers. Les sans-papiers apparaissent comme des parias que rejette la mondialisation libérale, alors que les Noirs, les Arabes, les Musulmans et bientôt peut-être les Asiatiques, qui ont des papiers ou sont Français, eux, interpellent en profondeur la société française qu’ils ne sont pas prêts de quitter et vis-à-vis de laquelle ils ont des exigences plus radicales.
L’antiracisme peut-il faire son unité sans exclure les indigènes ?
L’inverse du sans-papiers est le Français musulman qui s’affirme en tant que tel. Celui-là n’est pas un « pote ». Sa présence, plus qu’aucune autre victime du racisme, divise. Plus généralement, la lutte contre l’islamophobie divise. On l’a vu avec l’affaire du voile et les affaires similaires ; on le voit chaque fois que des courants de gauche tentent de se regrouper : pour y parvenir, la première question que l’on met de côté, c’est l’islamophobie. Les convergences antiracistes, elles-mêmes, butent sur cette question. Autrement dit, pour éviter des tiraillements au sein de l’antiracisme universel, il faut évacuer l’une des questions qui préoccupent un grand nombre d’indigènes et par conséquent renoncer à les voir s’engager dans le mouvement. Il faut être aveugle pour ne pas voir dans cette situation, paradoxale du point de vue d’un antiracisme cohérent, le reflet d’une logique raciale à laquelle est soumise la gauche antiraciste, elle-même.
Le refus de faire la moindre concession sur la question de l’islamophobie a souvent valu au PIR le reproche de manquer de souplesse tactique, voire d’être sectaire. Or la marginalisation, totale ou partielle, explicite ou implicite, de cette question n’est pas comparable à un compromis sur telle ou telle revendication ou sur un simple mot d’ordre, que pourrait justifier une plateforme unitaire. L’islamophobie – et les lois qui l’institutionnalisent – constitue aujourd’hui l’une des expressions majeures du racisme institutionnel en France et faire l’impasse sur cette question a de lourdes conséquences. Les indigènes les plus concernés par l’islamophobie ne peuvent se reconnaître, en effet, dans une mobilisation antiraciste qui ne prendrait pas en charge leur principale préoccupation. Se reproduit ainsi une logique d’exclusion similaire à celle que vivent les musulmans à l’échelle de toute la société.
Le plus étrange est que l’antiracisme universel semble incapable de percevoir cette logique d’exclusion dont il se rend complice. Au point que l’on est en droit de se demander s’il est réellement soucieux, comme il l’affirme, d’impliquer réellement les indigènes dans les mouvements qu’il impulse ou alors s’il se satisfait d’une situation où les indigènes n’existent que comme un corps extérieur et sans défense dont il aurait en charge la protection.
Un autre problème, manifeste, est constamment éludé par les antiracistes blancs, convaincus qu’il suffit d’une forte conviction antiraciste pour annihiler la différence entre eux et les indigènes (au pire, resteraient quelques nuances dans les points de vue qu’un échange démocratique, dans le respect de tous, permettrait de fondre dans un « universalisme concret », en tenant compte de la pluralité des « vécus »). Ce problème – nous l’avons maintes fois répété depuis l’Appel des Indigènes – est que dans un cadre commun, quelque soit la volonté des uns et des autres, l’égalité ne règne pas : y seront politiquement privilégiés ceux qui sont racialement privilégiés dans la société. On pourrait remplir des pages rien qu’en énumérant les multiples initiatives où s’est reproduite cette puissante logique. Ne nous fermons pas les yeux et ne cherchons pas à nous rassurer en invoquant le « libre choix de l’individu » capable de se hisser au-dessus des déterminations sociales. Nous-mêmes, indigènes, sommes, bien souvent, les acteurs de notre propre dépossession politique en acceptant sans moufter, par crainte de ne pas paraître assez « civilisés » ou « progressistes », les injonctions masquées de l’antiracisme universel.
On peut se faire un cinoche ensemble sans passer devant le maire
Faut-il, par conséquent, s’entêter, chercher la voie d’un espace stratégique commun à l’action antiraciste ? N’est-ce pas se paralyser les uns, les autres ou, plus grave, soumettre les Noirs, les Arabes et les musulmans et les habitants de quartiers populaires à des enjeux qu’ils auront d’autant moins définis eux-mêmes qu’on leur aura dénié le droit de s’organiser d’abord en toute indépendance ? N’est-il pas plus opportun de s’organiser séparément et de se retrouver ponctuellement pour agir, négocier, débattre ? A cette dernière question, nous répondrons, on s’en doute, par la positive : les indigènes doivent s’organiser de manière autonome, tout en cherchant les convergences, quand cela s’avère l’intérêt commun. Et nul ne doute que de nombreux intérêts communs rapprochent ceux qui souffrent du racisme et les autres opprimés. La seule façon de contrecarrer un tant soi peu la tendance à la reproduction des hiérarchies raciales au sein du mouvement antiraciste n’est pas de bouder toute forme de regroupement mais, assurément, que Noirs, Arabes, musulmans, habitants des quartiers populaires soient en mesure d’opposer leur force collective à ces tendances, c’est-à-dire se dotent de leurs propres espaces politiques autonomes. Est-ce cela être sectaire ou refuser toute alliance ? Evidemment que non ! Alors, il faudra bien nous interroger sur les déterminations et les motivations profondes de ce genre d’accusations, qu’aussi bien les textes du PIR que ses pratiques démentent.
Quant à l’antiracisme universel, sa principale raison d’être devrait résider, d’une part, dans le soutien aux luttes et aux espaces autonomes dont se dotent les indigènes et, d’autre part, dans la lutte contre son propre camp. Précisons : on ne combattra pas le racisme en ayant pour unique adversaire la droite sarkoziste et l’extrême-droite car l’un des vecteurs majeurs de la politique raciste est également le PS et certaines franges islamophobes de la « gauche de la gauche ». Transformer les rapports de forces suppose, outre la mobilisation et l’organisation autonome des indigènes eux-mêmes, de transformer en profondeur la gauche elle-même. C’est là une des tâches de l’antiracisme universel sincère : bousculer la gauche, la dénoncer, l’obliger à se rallier à une démarche anti-raciste, quitte à y faire des ruptures, et non pas chercher le plus petit commun dénominateur « antiraciste » pour faire front contre Le Pen/Sarkozy. Il faut se mobiliser tant contre ces derniers que contre le PS pour imposer à l’ensemble des forces qui se réclament de la gauche un engagement antiraciste prioritaire dans sa politique.
« Vous faites le jeu de la droite ; vous ne connaissez rien à la tactique politique », voilà en gros ce que nous répondrons certains, oublieux des politiques menées par le PS, avec le soutien ou la caution de ses alliés lorsqu’ils ont été au gouvernement, oublieux également des reniements de ces mêmes partis dans l’opposition ou des pratiques racistes de la majorité de leurs élus. « Marine Le Pen, ce sera pire », nous dira-t-on également à la veille des prochaines présidentielles et nos antiracistes blancs de faire front sans discuter avec le PS pour faire advenir le « moins-pire ». Plus grave que cette politique du court terme et du désespoir, nombreux au sein de l’antiracisme universel restent convaincus que, tous, nous ferions en définitive partie du même camp que le PS et qu’une recomposition de la gauche doit se faire avec ce parti.
Quant à nous, le PS comme « moins pire », nous connaissons, nous avons déjà donné ! Nous ne céderons pas à ce chantage, déjà présent en filigrane dans les dernières initiatives antiracistes. Nous sommes convaincus au contraire que l’efficacité d’une lutte antiraciste raisonnable implique de n’être plus cet « électorat contraint » sur lequel mise impunément depuis des décennies les composantes majoritaires de la gauche. La capacité des mouvements antiracistes universels à s’engager dans cette voie constituera pour nous un test de leur véritable engagement à nos côtés.
Agir dans la durée pour une majorité antiraciste et décoloniale
Certains verront dans cet article une nouvelle provocation des indigènes. Il n’en est rien. Notre propos n’est aucunement de culpabiliser ou de mettre en doute la sincérité des engagements de qui que ce soit. Les questions dont nous traitons ne concernent pas les individus en particulier, pour lesquels nous pouvons avoir le plus grand des respects, mais les logiques sociales et politiques dans lesquelles ils sont « pris » comme une mouche dans le miel et qu’ils ne pourront contrecarrer s’ils refusent de reconnaître que le miel, ça colle ! Notre but est d’aider à dissiper certaines illusions qui encombrent l’antiracisme, trop bon-enfant, de la gauche blanche afin de trouver les moyens les plus efficaces pour combattre les politiques répressives et racistes qui menacent, outre les populations immigrés, les Français victimes du racisme qui habitent dans les quartiers populaires. Autrement dit, nous préférons étaler nos opinions sur la table, quitte à faire mal, dans l’espoir que cela contribue à mettre au jour les conditions nécessaires pour que de véritables convergences dans l’action deviennent possibles et qu’elles puissent, à termes, accoucher d’une majorité politique antiraciste et décoloniale en France (Voir « Principes politiques généraux du PIR », http://www.indigenes-republique.fr/article.php3?id_article=738, et « L’objectif politique du PIR : un gouvernement décolonial », http://www.indigenes-republique.fr/article.php3?id_article=929 ) .
Houria Bouteldja & Sadri Khiari,
Paris, le 10 juin 2011