Les Beaufs et les Barbares : sortir du dilemme
Intervention au Bandung du Nord, Saint Denis, le 6 mai 2018.
Je voudrais avant toute chose rendre hommage à un absent, Sadri Khiari, l’un des principaux théoriciens du PIR qui est retourné en Tunisie, faute de papiers et qui aurait dû être des nôtres. Je le dis avec d’autant plus de force qu’il n’est jamais cité par la plupart de celles et ceux qui se disent décoloniaux et encore moins par les universitaires. J’estime en effet son apport incontournable pour tout militant réellement décolonial.
Je commence avec une question directe : Indigènes de France, sommes-nous progressistes ? Sommes-nous progressistes comme nous rêvent ceux qu’on nous présente comme nos alliés naturels, la gauche ? Sommes-nous anticapitalistes, féministes, écologistes, pour le droits des homosexuels ou encore favorables à l’accueil des migrants ? Bref, sommes-nous des gens bien selon les critères de la gauche ? D’abord spontanément, j’aurais tendance à répondre que non. Ce n’est pas un « non » intemporel, ou définitif. C’est un « non » conjoncturel. Et pour le dire autrement, un « non » complexe. D’abord, pour ne pas tomber dans une quelconque forme d’essentialisme, je dirais que nous ne sommes pas un corps figé et homogène et qu’à ce titre on pourrait même répondre un « oui » partiel si on voulait considérer les membres de ce groupes, les indigènes, comme des unités autonomes et indépendantes.
L’indigène contient des multitudes et il y a effectivement, en notre sein, des progressistes. Sauf que ce n’est pas tellement ce que nous sommes à titre individuel ni notre hétérogénéité (qui est le propre de chaque groupe) qui m’intéresse ici, mais notre communauté de destin, à nous, sujets post-coloniaux – ségrégués socialement, discriminés, subissant un contrôle spécifique des autorités publiques, frappés d’illégitimité dans notre rapport à la nation et privés de représentations politiques, et les effets de cette condition sur nos trajectoires sociales et politiques. Ce qui m’intéresse donc ce sont les tendances lourdes et massives observables depuis trente ou quarante ans et qui sont le produit de l’histoire récente.
A partir de là, ce que je peux affirmer, c’est que si l’on observe les générations nées en France depuis les années 60 à nos jours, les jeunes générations sont moins progressistes que les anciennes et que cette tendance va en s’accentuant. Dans le vocabulaire de la gauche, on parlerait de « réaction ». Quelques exemples :
Des franges laicardes, républicanistes, progressistes, féministes accusent l’Islam de France d’être un retour à l’ordre patriarcal et à la famille. Ils le disent d’un point de vue raciste mais est-ce faux ?
300 pétionnaires signent un manifeste contre « le nouvel antisémitisme ». Ils l’écrivent d’un point de vue clairement raciste et islamophobe, mais est-ce faux ?
Une pasionaria, du nom de Farida Belghoul, lance une grande journée de retrait des enfants de l’école (les JRE) en 2014 parce que dit-elle, l’Education Nationale veut introduire la théorie du genre à l’école et qu’il faut préserver le masculin et le féminin. Elle rencontre un tel succès qu’elle provoque un vent de panique dans de nombreux rectorats.
Le soralisme fustige le féminisme qui castrerait les hommes, les juifs « sionistes » qui « occuperaient » la France et galvanise un virilisme musulman qui serait une qualité intrinsèque de l’Islam. Il fait mouche et est suivi par des centaines de milliers d’internautes parmi lesquels de nombreux hommes indigènes. Et je ne parle même pas de ces youtubeurs à succès qui prônent des idées ultra sexistes défendant un point de vue d’hommes racialement opprimés (je vous renvoie aux interventions de Franco Lollia et d’Azzedine Badis) qui dit en gros : les femmes arabes appartiennent aux hommes arabes, les femmes noires aux hommes noirs et quand on est un homme, un vrai, on veille à son cheptel et on défend son honneur.
En 2014, des municipalités, fiefs du parti communiste ou socialiste, tombent entre les mains de la droite avec le soutien d’une partie actives des indigènes locaux. Il existe en effet une démagogie de droite qui a su détourner à son profit le conservatisme affiché des habitants des cités. Dans les quartiers qui sont frappés par un taux de chômage plus élevé que la moyenne nationale, le déterminant de classe fonctionne à plein. Mais d’autres motivations jouent. Les musulmans les plus pratiquants ont été heurtés par la loi sur le mariage pour tous (rappelons que l’UOIF a participé à la manif pour tous). Cette évolution n’a pas échappé à des candidats de la droite, qui ont ciblé particulièrement les familles musulmanes pendant leur campagne. Ils ont ainsi emporté la victoire dans des bastions historiques de la gauche. Pour s’adresser à « l’électorat musulman, que la gauche considérait comme acquis », Bruno Beschizza, ancien policier, petit protégé de Nicolas Sarkozy, convaincu qu’un discours « d’autorité et de générosité » pouvait porter aussi dans les cités d’Aulnay-Sous-Bois, symbole de la crise depuis la fermeture de l’usine PSA, a notamment utilisé un livre, « Mehdi met du rouge à lèvres », surfant sur la polémique sur la théorie du genre pour toucher des électeurs qu’il juge « attachés à transmettre les fondamentaux à leurs enfants ». Il a gagné les élections. Last but not least, pour engranger des voix dans ces villes pauvres, certains candidats ont promis d’un côté la cantine gratuite et de l’autre de fermer les camps de Rroms, ce qui n’était pas pour déplaire à pas mal d’habitants des quartiers défavorisés qui voient l’expulsion des Rroms comme une revalorisation de leur environnement et même comme un signe de respect.
Je repose donc ma question : sommes-nous progressistes ? Difficile de dire oui.
Mais pour répondre le plus justement possible, je voudrais faire ici un détour pas la littérature noire américaine. Ce que j’aime dans cette littérature, c’est le regard implacable et impitoyable des écrivains noirs sur leur peuple. Je pense notamment à Chester Himes et à Richard Wright. Ce que j’aime c’est la lucidité, la froideur avec laquelle ils jugent les leurs. Ils savent qu’ils ont affaire à un monde déstructuré, aliéné, malade, souvent névrosé et capable du pire. Mais jamais ils ne cèdent au mépris, parce qu’ils partagent un savoir cardinal : ils savent que ce peuple est le produit de la nation américaine. Ils ont toujours des garde-fous dans leur tête, un barème qui les prémunit de toute forme de morgue. Ils savent que ce peuple est coincé et qu’il se débat, et surtout ils savent en faire partie. Ce qui fait qu’il y a toujours et paradoxalement à côté de leur dureté, toujours une place pour l’empathie et même pour la tendresse. C’est ce qui fait la grandeur de leur littérature contrairement à, par exemple, celle d’un Houellebecq qui se rêve en auteur maudit mais qui ne restera au fond qu’un piètre pamphlétaire car comme le font remarquer certains observateurs, « il aime haïr, veut être aimé mais éprouve une grande impuissance à aimer et à admirer ».
Ainsi, je voudrais ici, comme Himes, tenter de ne pas céder à ce mépris et même tenter d’apprendre quelque chose de ce divorce, de ce rejet des valeurs de gauche et pourquoi pas d’en faire quelque chose pour le retourner positivement en la faveur d’un projet de libération ?
En effet, comment juger les JRE de Farida Belghoul et les milliers de gens qu’elle a convaincus, comment juger ceux qui votent pour Beschizza au nom de l’ordre patriarcal et la sécurité, comment juger les femmes dont parlait hier Louisa Yousfi qui déplorent la « mort des hommes » là où un certain féminisme voudrait les voir s’en réjouir ? Comment juger ceux qui dérivent vers les idées les plus réacs et qui sont socialement les plus indigènes des indigènes ? Ceux qui occupent le plus bas de l’échelle sociale, ceux qui tellement exclus de la vie politique, ne viendront jamais au Bandung du Nord parce que exclus même de nos milieux ? Ceux que des démagogues réactionnaires et racistes arrivent à séduire, ce que la gauche progressiste échoue à faire lamentablement et ce que nous peinons nous-mêmes à réaliser.
D’un point de vue décolonial, je dirais deux choses :
1/ Cessons de cultiver un faux romantisme et prenons acte de notre ensauvagement. Et je dis bien « ensauvagement » et non pas « sauvagerie ». Nuance. L’ensauvagement implique la notion de processus, d’évolution alors que la sauvagerie implique un état de nature. Comme Chester Himes nous y invite, restons lucides. Je ne le dis pas de gaité de cœur mais nous vivons un moment de forte régression politique. A l’époque du Bandung historique, il y avait et sans vouloir la surestimer ou l’enjoliver, une forte conscience des intérêts communs et un espoir d’aller vers un avenir meilleur. Fanon rêvait depuis l’Algérie de faire naître un homme nouveau mais comme l’a dit Sadri Khiari la révolution contient la contre révolution. Aujourd’hui, cette Algérie que Fanon a participé à libérer participe de la contre-révolution en faisant la chasse aux migrants sub-sahariens pour le compte de l’Europe forteresse et sous-traite son racisme. C’est l’une des manifestations les plus déplorables de notre ensauvagement car cette position du Maghreb dans la hiérarchie des pouvoirs se réfracte chez les Arabo-musulmans qui l’exploitent à leur profit jusque dans les relations interpersonnelles. Je vous renvoie ici à la plénière sur les racismes intra-communautaires et notamment aux interventions de Norman Ajari et de Said Bouamama.
Ce racisme des dominés est caractéristique de tous les groupes dominés assoiffés d’intégration. Et c’est à l’aulne de cette soif d’intégration qu’il faut juger les nouvelles formes de racismes intra-communautaires, d’antisémitismes. C’est à l’aulne de cette soif d’intégration qu’il faut juger la dégradation des rapports hommes/femmes, d’une plus grande intolérance vis-à-vis des homosexuels (je vous renvoie à l’intervention de Paola Bacchetta). Et c’est aussi à l’aulne de cette soif d’intégration qu’il faut apprécier le succès d’un certain libéralisme économique et culturel qui gagne du terrain sous la forme de la croyance au fameux « Yes we can » d’Obama ou le « Deviens toi-même » de Macron qui n’est rien d’autre qu’une promotion capitaliste de l’individu au détriment d’une force collective, seule capable de créer les conditions d’une véritable résistance face au rouleau compresseur.
2/ Ne pleurons pas sur le lait renversé. Si nous ne sommes plus progressistes ou si nous le sommes moins qu’avant, c’est que le progressisme nous a trahis ou plus exactement, il n’a pas été taillé pour nous. Je cite Sadri Khiari[1] : « Nous ne vivons pas simultanément. Penser une stratégie frontalière décoloniale suppose de rompre avec la conception d’un champ politique unique et homogène. Forgée dans l’histoire des luttes entre progressistes et conservateurs, gauche et droite ou classe ouvrière et bourgeoisie, cette conception de l’espace-temps politique est également, quoique pas uniquement, le fruit de la colonisation. Celle-ci n’a pas seulement occupé des espaces, elle a également occupé le temps. Par la force des armes, elle a imposé une conception racialisée du temps et de l’espace, présupposant un découpage racial du monde et une histoire linéaire eurocentrée, prétendument universelle, fléchée par l’avènement de la modernité et du progrès, qui relègue les autres espaces et les autres histoires à la non-histoire ou à des stades antérieurs de l’histoire. Le démantèlement des instruments et des dispositifs de pouvoir et de savoir qui permettent aujourd’hui encore l’occupation coloniale de l’espace et du temps figure à terme comme un enjeu majeur de la libération. Cette perspective est étrangère à celle de l’émancipation universelle, construite elle-même dans l’idéologie de l’espace-temps unique et homogène au sein duquel prend place un champ politique unique où convergent naturellement les luttes contre les différentes formes d’oppression et où s’opposent nécessairement « réactionnaires » et « progressistes » ».
Ce que dit Sadri, c’est que le clivage gauche/droite est aussi un produit de l’histoire coloniale. Ce que Césaire avait découvert lorsqu’il a écrit sa fameuse lettre de démission au PC et ce que nous continuons de découvrir aujourd’hui. Ce que nous pouvons ajouter aujourd’hui, c’est qu’en plus se développe depuis le pouvoir et jusqu’à l’extrême droite un « progressisme au service de l’ordre[2] » selon la formule du site « Servir le Peuple », qui prend le visage décomplexé de l’homoracialisme et du fémonationalisme.
Je fais ici une hypothèse : Et si le conservatisme réactionnaire d’une partie grandissante des nôtres ne contenait pas en lui un secret ? Et si pour découvrir ce secret, il fallait changer de lunettes ? Si je mets mes lunettes décoloniales, est-ce que je vois la même chose qu’un progressiste blanc ?
Prenons le cas du repli d’une frange des enfants de l’immigration vers des valeurs familiales si détestées par la gauche (qui a déclaré la mort de Dieu et de la famille) et si chères aux indigènes. Ne faut-il pas y voir une conscience fine de ses intérêts matériels au moment où l’Etat social recule, où l’Etat social abdique et où l’un des rares lieu de repli, de protection et de solidarité reste le cadre familial, certes oppressif parfois, mais où l’on trouve protection et affection face aux assauts du néolibéralisme ? Lorsque des femmes déplorent la « mort » des hommes, ne sont-elles pas en fait en avance sur les progressistes ? Ne savent-elles pas mieux que quiconque que sans l’aide matérielle des hommes de leur entourage, de plus en plus démissionnaires[3], elles doivent faire face seules à la précarité, à l’administration, aux besoins de leurs enfants ? Est-ce que ce n’est pas de ce point de vue qu’il faut juger et apprécier la participation désespérée et tragique de toutes ces familles indigènes et pauvres aux JRE ?
Prenons le cas de l’hostilité grandissante à l’encontre des Juifs. N’est-ce pas à cause d’un amalgame abject entre juifs et Israël entretenu depuis tant d’années par les appareils idéologiques de l’Etat et par le mouvement sioniste ? N’est-ce pas à cause de la bonne conscience blanche qui d’un côté fait du génocide des Juifs une religion civile et de l’autre relativise la traite transatlantique ou glorifie la colonisation ? N’est-ce pas à cause de cet antisémitisme structurel de l’Etat qui pour préserver son caractère racial organise la hiérarchie des communautés, refuse d’intégrer les juifs au récit national mais organise subtilement la concurrence entre les communautés tout en distribuant les points entre les bons et les mauvais sujets raciaux ? Enfin, n’est-ce pas d’abord à cause d’un attachement viscéral à la Palestine, terre occupée depuis 70 ans et symbole des rapports Nord/Sud, qu’on nous présente vicieusement non pas comme un projet occidental mais comme un projet juif ?
Ainsi, lorsqu’on chausse des lunettes décoloniales, ce qu’on observe, c’est un phénomène dialectique. Une vraie régression, un vrai pourrissement, une vraie déchéance mais derrière chacune de ces régressions on trouve, en creux, la critique d’un système. Derrière le conservatisme familial, il y a la critique de l’Etat anti-social. Derrière l’hostilité envers les juifs, qui entérinera notre déchéance si on n’y remédie pas, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’Etat Nation et de l’impérialisme. Pour le dire autrement, derrière chacune de nos régressions, il y a une dimension révolutionnaire en ce sens qu’elle contient la critique de l’Etat, du libéralisme et de l’impérialisme. Cette régression peut prolonger notre servitude et à termes nous être fatale comme elle peut devenir féconde et révolutionnaire pour peu qu’on s’en donne les moyens.
Ainsi, nous sommes devant une alternative que je résumerais de la sorte : ensauvagement ou libération ? Réaction ou révolution ? Haine des Juifs/des Blancs ou amour révolutionnaire ?
Cette situation n’est pas nouvelle à vrai dire. Elle n’est même pas originale. L’histoire des colonisés de l’intérieur est même pétrie de ces contradictions. CLR James l’avait observé il y a bien longtemps : « Les mouvements qui cherchent à « faire sortir les Juifs de Harlem ou du quartier sud » ont une solide base de classe. Ils constituent les réactions du nègre revanchard qui cherche un secours économique et quelques remèdes à son orgueil de race humilié. Que ces sentiments puissent être exploités par des idiots fanatiques, des Nègres antisémites ou Nègres affairistes, cela ne saurait changer leur base fondamentalement progressive. Cet aspect progressif ne peut en aucune façon être confondu avec l’insatisfaction de la petite bourgeoisie blanche démoralisée qui cherche un refuge dans le fascisme. La réaction américaine peut financer et financera probablement ou encouragera quelques-uns de ces mouvements (Bilbo et Back to Africa) afin d’alimenter la malveillance. Mais les Nègres sont des prolétaires, des semi-prolétaires et des paysans dans leur composition sociale. Le cours général de l’histoire américaine est tel que tout mouvement fasciste d’étendue nationale (aussi déguisé soit-il) sera obligé d’attaquer la lutte des Nègres pour l’égalité. »
Que dire ? Allons-nous laisser les démagogues de tout bord, à commencer par cet ancien flic, instrumentaliser nos ambivalences pour les mettre au service d’un projet véritablement réactionnaire car adossé aux moyens de l’Etat ? Allons-nous pour ne pas céder à cette instrumentalisation vouloir à tout prix transformer l’indigène en progressiste de gauche, coûte que coûte et contre tout réalisme social, ou alors allons-nous enfin faire ce pari audacieux qui consiste, comme l’avaient fait les non-alignés au Bandung de 1955, à trouver notre propre voie ?
A ce stade de la réflexion, vous allez me dire : Mais quand est-ce qu’on parle des alliances avec la gauche puisque c’est le sujet de cette plénière ? Ne croyez pas que je me sois noyée dans mes conjectures. Pas du tout ! Parce que cet indigène progressiste, qui existe si peu, c’est celui dont rêvent nos alliés de gauche avec lesquels on a en commun de faire une critique radicale du capitalisme même si pour nous c’est l’ensemble de la logique moderne qu’on remet en cause. Et c’est là où le bât blesse. Parce que si l’indigène progressiste existe si peu, la gauche qui accepterait de converger avec cet indigène si peu ragoutant, si peu sexy, si laid, elle n’existe pas non plus. Parce que pour avoir cet honneur, il faut avoir 20 sur 20 à la copie. Il faut être exemplaire. Et c’est pour cela qu’on doit passer des tests comme on fait des tests d’alcoolémie. Ça risque d’être compliqué. Et pourtant, quand on voit la barbarie qui vient, il n’y a plus d’échappatoire. Nous sommes tous contraints à l’alliance, et aujourd’hui plus que jamais.
Albert Memmi avait déclaré il y a plus de 60 ans dans Portrait du Juif, l’impasse : « La réaction m’exclut, le socialisme et la révolution me nient ». Je voudrais reprendre à notre compte cette citation de Memmi car elle est d’une incroyable actualité. Observons la scène et reprenons Memmi :
1/ « La réaction m’exclut ». Effectivement la réaction poursuit son œuvre : sous la forme d’une politique néolibérale extrêmement offensive mais qui prend le visage d’un jeune, beau et dynamique président qui a poussé le vice jusqu’à aller déposer une gerbe de fleurs en mémoire de Brahim Bouarram le 1er mai, et sous celle de l’ultra nationalisme qui s’organise ici pour empêcher les migrants de fouler le sol européen ou là de prôner la défense de la race blanche en France, en Allemagne, aux Etats-Unis…
2/ « Le socialisme et la révolution me nient ». Hier, au même moment que ce Bandung du Nord a eu lieu une marche anti-gouvernementale et anti libérale lancée notamment par la France Insoumise. Cette manifestation, dont personnellement je me réjouis, comme je peux me réjouir des grèves qui ont lieu en ce moment et qui concernent aussi une partie des indigènes, est presque une allégorie, de nos espaces temps, de nos mondes parallèles, blancs et indigènes. Eux à Paris, nous à Saint Denis.
Bien sûr, les initiateurs de cette manifestation ne manqueront pas de s’interroger sur l’absence massive des non blancs et des quartiers mais ils ne s’interrogeront pas sur leur propre aveuglement. Et leur plus grande erreur, c’est de nier l’indigène discordant. Leur plus grande erreur est de croire à la réforme de cet indigène comme s’il suffisait de faire des invocations sans prendre en compte les causes matérielles de cette discordance, leur plus grande erreur est de nier leur propre entre soi qui n’existe que parce que depuis 30 ans leur agenda politique défend en priorité l’intérêt des classes subalternes blanches. Cette question doit être mise à l’ordre du jour de cette gauche radicale dans les mois et les années qui viennent comme nous-mêmes devons mettre la question blanche à l’ordre du jour de notre agenda décolonial.
Rendons justice à la vérité. L’indigène discordant n’est pas le seul point aveugle de la gauche radicale. Il y en a un autre : c’est le prolétaire blanc. En effet, comme l’a souvent répété Sadri Khiari, la gauche radicale n’arrive pas à rompre avec son matérialisme froid qui l’empêche de comprendre le besoin d’histoire, d’identité, de spiritualité et de dignité des classes populaires blanches. Une dignité qui ne soit pas seulement la dignité de consommer. Les prolos français qui ont voté pour Sarkozy ou Le Pen n’attendent pas d’eux seulement qu’ils augmentent leurs salaires. Ils votent pour des « valeurs », quoiqu’on puisse penser de ces valeurs. Et à des valeurs, on n’oppose pas 1500 euros mais d’autres valeurs ; on oppose de la politique et de la culture. La question de la dignité est une porte d’entrée trop négligée. Cette dignité bafouée a su trouver auprès de ceux qu’on appelle les « petits blancs » en France ou encore les « white trash » aux États-Unis une voix souterraine pour s’exprimer, c’est l’identité. L’identité comme revers vicieux de la dignité blanche, et qui sous cette forme n’a trouvé comme traduction politique que le vote FN, puisque ces petits blancs sont « trop pauvres pour intéresser la droite, trop blancs pour intéresser la gauche » pour reprendre la formule d’Aymeric Patricot (la gauche institutionnelle, s’entend). À la politique de « l’identité nationale » donc, on ne peut plus se contenter d’opposer un internationalisme universaliste et uniformisateur, européocentriste. Il faut trouver d’autres réponses.
Je propose pour conclure que ces points aveugles de la gauche deviennent nos points de clairvoyance. Les prolétaires blancs ont aussi leur zone grise mais ils ont aussi leur dignité. Il n’est pas souhaitable, comme il ne serait pas très généreux de notre part, de croire que le prolétariat blanc est condamné au fascisme. Si cette tendance est indéniable, ils sont aussi nombreux à démissionner du politique, à s’abstenir, à résister et oui, à vivre dans leurs contradictions de prolos méprisés. Quoiqu’on en dise, ce mépris n’est pas seulement un mythe entretenu par l’extrême-droite. Il est au cœur de la dévitalisation d’une gauche satisfaite d’elle-même, qui donnant d’une main des leçons d’antiracisme moral aux petits blancs, apprenait de l’autre l’intégration républicaine aux immigrés. À ces deux extrémités, deux camps qui se regardent en chien de faïence, et une expérience commune : la négation de dignité.
Alors que faire ? La paix révolutionnaire entre les petits blancs et les post-colonisés ne se décrète pas. Et il est déjà des stratégies douteuses de réconciliation qui se font entendre. C’est donc un terrain extrêmement miné sur lequel pourtant il faudra mettre un pied, ni à partir de la gauche telle qu’elle se détermine aujourd’hui ni à partir de l’extrême-droite mais à partir d’une politique décoloniale, seule à même de sortir de ce duel mortifère, entretenu par des intérêts divers, entre les deux parias de la société, les petits blancs et les indigènes. Ou pour le dire plus clairement : entre les Beaufs et les Barbares.
Houria Bouteldja, membre du PIR
Intervention au Bandung du Nord, Saint Denis, le 6 mai 2018
[1] http://indigenes-republique.fr/nous-avons-besoin-dune-strategie-decoloniale/
[2] http://servirlepeupleservirlepeuple.eklablog.com/analyse-et-retrospective-historique-du-fascisme-anti-politique-3e-part-a138446890
[3] A propos des masculinités opprimées, lire : http://indigenes-republique.fr/en-finir-avec-le-soralisme-en-defense-des-lascars-de-quartiers-comme-sujets-revolutionnaires/