Les femmes blanches et le privilège de la solidarité
22 octobre 2010 - Intervention au IVème congrès international du féminisme islamique
Je tiens avant tout à remercier la Junta Islamica Catalana d’avoir organisé ce colloque qui est une véritable bouffée d’oxygène dans une Europe qui se recroqueville sur elle-même, qui est agitée par des débats xénophobes et qui de plus en plus rejette l’altérité.
J’espère qu’une telle initiative pourra avoir lieu en France.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, je tiens à me présenter car je pense qu’une parole doit toujours être située.
Je vis en France, je suis une fille d’immigrés algériens. Mon père était ouvrier et ma mère au foyer. Je n’interviens pas en tant que sociologue, chercheuse ou théologienne. En d’autres termes, je ne suis pas une experte. Je suis une militante et je m’exprime à partir d’une expérience militante, politique et j’ajouterais d’une expérience sensible. Je fais toutes ces précisions car je souhaite que ma démarche soit la plus honnête possible. Et en toute sincérité, je n’ai pas vraiment réfléchi à ce jour à partir du cadre problématique posé par le féminisme islamique. Alors pourquoi participer à ce colloque ? Lorsqu’on m’a invitée, j’ai clairement dit que je n’avais aucune compétence pour parler de féminisme islamique mais que je pouvais intervenir sur la notion de féminisme décolonial, une réflexion qui doit à mon sens être intégrée à celle, générale, sur le féminisme islamique. C’est pourquoi, je vous propose de poser un certain nombre de questions qui pourraient être utiles à notre réflexion collective.
– Le féminisme est-il universel ?
– Quel est le rapport entre les féminismes blancs/occidentaux et les féminismes du tiers-monde et entre autres islamiques ?
– Le féminisme est-il compatible avec l’islam ?
– Si, oui comment le légitimer et enfin quelles peuvent être ses priorités ?
Première question : le féminisme est-il universel ?
Pour moi, c’est la question des questions lorsqu’on a une démarche décoloniale et que l’on veut décoloniser le féminisme. Cette interrogation est essentielle, non pas pour sa réponse mais pour nous obliger, nous qui vivons en Occident, à prendre les précautions nécessaires lorsqu’on est confronté à des sociétés Autres. Prenons l’exemple des sociétés dites occidentales qui ont assisté à l’émergence des mouvements féministes et qui sont influencés par eux. Les femmes qui ont lutté contre le patriarcat et pour une égale dignité entre hommes et femmes ont obtenu des droits et fait progresser la condition des femmes, dont je suis, moi, une bénéficiaire. Comparons la situation de ces femmes, c’est à dire, nous, avec celles de sociétés dites « primitives » en Amazonie par exemple. Il existe encore ça et là des sociétés épargnées par l’influence occidentale. Je précise entre parenthèse que je ne considère aucune société comme primitive. Je pense qu’il y a divers espaces/temps sur notre planète, différentes temporalités, qu’aucune civilisation n’est en avance sur d’autres ou en retard, que je ne me situe pas sur l’échelle du progrès et que je ne considère pas non plus le progrès comme une fin en soi ou comme un horizon politique. Ou pour le dire autrement, je ne considère pas forcément le progrès comme du progrès mais parfois ou souvent comme une régression. Et je pense que la question décoloniale s’applique également à notre perception du temps. Je ferme la parenthèse. Pour revenir au sujet, si l’on prend le critère du simple « bien être », qui dans cette salle peut affirmer que les femmes de ces sociétés (qui ne connaissent pas le concept de féminisme tel que conçu par nous) sont plus malheureuses que les femmes européennes qui elles non seulement ont participé aux luttes mais en ont fait bénéficier leurs sociétés par leur inestimables acquis ? Je suis pour ma part, bien incapable de répondre à cette question et bienheureux sera celle ou celui qui le pourra. Mais encore une fois, la réponse n’est pas importante. C’est la question qui l’est ! Car elle nous oblige a plus d’humilité et bride nos tendances impérialistes et nos reflexes d’ingérence. Elle nous force à ne pas considérer nos normes comme universelles et à ne pas plaquer notre réalité sur celle des autres. Bref, elle nous oblige à nous situer dans notre particularité.
Cette question étant posée clairement, je me sens plus libre pour aborder la seconde question relative aux rapports entre les féminismes occidentaux et les féminismes du tiers monde. Ils sont forcément complexes mais une de leur dimension c’est la domination nord/sud. Une approche décoloniale doit remettre en question ce rapport et tenter de le renverser. Un exemple :
En 2007, des femmes appartenant au Mouvement des Indigènes de le République ont participé à la marche annuelle du 8 mars consacrée à la lutte des femmes. A cette période, la campagne étasunienne contre l’Iran avant commencé. Nous avons décidé de défiler derrière une banderole dont le mot d’ordre était « pas de féminisme sans anti-impérialisme ». Nous portions toutes des keffiehs palestiniens et diffusions un tract en solidarité avec trois femmes irakiennes, résistantes, faites prisonnières par les Américains. A l’arrivée, les organisatrices du cortège officiel ont commencé à scander des slogans de solidarité avec les femmes iraniennes. Ces mots d’ordre en pleine offensive idéologique contre l’Iran nous ont extrêmement choquées. Pourquoi les Iraniennes, les Algériennes et pas les Palestiniennes ou les Irakiennes ? Pourquoi ces choix sélectifs ? Pour contrecarrer ces slogans, nous avons de notre côté décidé d’exprimer notre solidarité non pas envers les femmes du tiers monde mais envers les femmes d’occident. C’est ainsi que nous avons crié :
– Solidarité avec les Suédoises !
– Solidarité avec les Italiennes!
– Solidarité avec les Allemandes !
– Solidarité avec les Anglaises !
– Solidarité avec les Françaises!
– Solidarité avec les Américaines !
Ce qui signifiait : pourquoi vous seules, femmes blanches, avez le privilège de la solidarité ? Vous aussi vous êtes battues, violées, vous aussi vous subissez les violences masculines, vous aussi vous êtes sous payées, méprisées, vous aussi votre corps est instrumentalisé…
Je peux vous dire qu’elles nous ont regardées comme si on était des extra terrestres. Ce qu’on disait leur paraissait surréaliste, inconcevable. C’était la 4ème dimension. Ce n’est pas tant leur rappeler leur condition de femmes en occident qui les choquait. C’était le fait que des Africaines et des Arabo-musulmanes s’autorisaient à renverser symboliquement un rapport de domination et s’érigeaient en marraines. En d’autres termes, avec cette pirouette rhétorique, on leur démontrait qu’elles avaient de fait un statut supérieur au nôtre. Devant leur air incrédule, on a bien rigolé.
Un autre exemple : Une amie me racontait à son retour d’un voyage de solidarité en Palestine comment des femmes françaises abordaient des femmes palestiniennes en leur demandant si elles utilisaient des moyens de contraception pour contrôler leurs grossesses. D’après mon amie, les palestiniennes ne comprenaient même pas qu’on puisse leur poser ce genre de questions tellement selon elles l’enjeu démographique en Palestine est important. Leur perspective est tout à fait autre. Pour beaucoup de femmes palestiniennes, faire des enfants est un acte de résistance face au nettoyage ethnique israélien.
Voilà, c’était deux exemples pour illustrer ce qu’est notre condition de femmes racialisées, comprendre les enjeux et envisager un cheminement pour combattre le féminisme colonial et européocentrique.
Dans la foulée de cette question, l’islam est-il compatible avec le féminisme ? Cette question est de la pure provocation de ma part. Je ne la supporte pas. Si je la pose c’est que je me mets dans la peau d’un journaliste français qui croit poser une question super pertinente. Pour ma part, je refuse d’y répondre par principe. D’une part parce qu’elle part d’une position arrogante. Le/la représentante d’une civilisation X somme le/la représentante d’une civilisation Y de prouver quelque chose. Y est ainsi mis sur le banc des accusés et doit fournir les preuves de sa « modernité », se justifier pour plaire à X. D’autre part parce que la réponse n’est pas simple quand on sait que le monde islamique n’est pas monolithique. Le débat peut ainsi s’éterniser jusqu’à l’infini et c’est justement ce qui se passe quand on fait l’erreur de tenter d’y répondre. Moi, j’y coupe court en posant la question suivante à X : La République française est-elle compatible avec le féminisme ? Je peux vous assurer une chose : la victoire idéologique est au bout de cette question. En France, 1 femme meurt tous les 3 jours de violences conjugales. On estime à 48 000 le nombre de viols par an. Les femmes sont sous-payées. Les retraites des femmes sont largement inférieures à celles des hommes. Le pouvoir politique, économique, symbolique reste principalement entre les mains des hommes. Certes, depuis les années 60/70, les hommes participent plus aux travaux ménagers : statistiquement, 3 minutes de plus en 30 ans !! Donc, je repose ma question : y-a-t-il compatibilité entre la république française et le féminisme ? On serait tenté de répondre non ! En fait, la réponse n’est ni oui, ni non. Ce sont les femmes françaises qui ont libéré les femmes françaises et c’est grâce à elles que la république est moins machiste qu’elle ne l’était avant. Il en va de même pour les pays arabo-musulmans, asiatiques ou africains. Ni plus, ni moins. Avec cependant un défi supplémentaire : consolider la dimension décoloniale, la critique de la modernité et de l’européocentrisme dans le combat des femmes.
Et comment légitimer le féminisme islamique ? Pour ma part, il se légitime a priori et pas a postériori. Il n’a pas à passer d’examen de féminisme. Le simple fait que des femmes musulmanes s’en emparent pour revendiquer leur droit et leur dignité suffit pour une pleine reconnaissance. Et je sais de par mon intime connaissance des femmes du Maghreb ou de l’immigration que « lafemmesoumise » n’existe pas. Elle a été inventée. Je connais des femmes dominées. Soumises, beaucoup moins !
Je voudrais terminer sur ce que doivent être selon moi les priorités du féminisme décolonial. Vous avez tous entendu parler de Amina Wadud et de son engagement dans l’élaboration d’un féminisme islamique. Elle s’est rendue célèbre le jour où elle a guidé la prière, rôle qui est d’habitude dévolu aux hommes. Dans l’absolu, hors contexte, je dirai qu’en apparence on pourrait penser qu’il s’agit d’un acte révolutionnaire. Or dans le contexte international depuis la révolution iranienne et surtout depuis le 11 septembre (islamophobie, islam sommé de faire son aggiornamento, injonction à la modernisation…), c’est un message beaucoup plus ambigu qui a été diffusé par cet acte. Répondait-il à une revendication forte, à une urgence, à une attente fondamentale des femmes de la Oumma ? Ou bien à une attente du monde blanc ? Permettez-moi de pencher pour la 2ème hypothèse. Non pas qu’il n’y ait pas de femmes pour trouver injuste le fait que seuls des hommes dirigent la prière mais parce que les priorités et les urgences des femmes sont ailleurs. Que veulent les Afghanes, les Irakiennes ou les Palestiniennes ? La paix, la fin de la guerre et de l’occupation, la reconstruction de leurs infrastructures, des cadres légaux pour assurer leur protection et leurs droits, manger et boire à leur faim, nourrir et éduquer leurs enfants dans de bonnes conditions. Que veulent les femmes musulmanes d’Europe et plus largement celles issues des immigrations et qui vivent pour la plupart dans des quartiers populaires ? Du travail, un logement, des droits qui les protègent tant contre les violences de l’Etat que contre les violences masculines. Elles exigent le respect pour leur religion, leur culture. Pourquoi toutes ces revendications sont-elles tues et pourquoi l’acte de diriger la prière a-t-il fait le tour de la planète quand christianisme et judaïsme ne se sont jamais vraiment illustrer pour leur défense intransigeante de l’égalité des sexes ? Je pense, pour en finir avec cet exemple que l’acte de Amina Wadud est tout le contraire de ce qu’il prétend être. Dans les faits et indépendamment de la volonté propre de cette théologienne, c’est pour moi un acte contre-productif. Il ne pourra prendre son caractère féministe que lorsque l’islam sera traité de manière égalitaire et lorsque la revendication de guider la prière émanera de manière réelle chez les femmes musulmanes. Il est temps de voir les musulmans et musulmanes comme ils sont et non pas comme on souhaiterait qu’ils soient.
Je conclus ici en espérant avoir tracé quelques pistes pour un véritable féminisme décolonial au service des femmes, de toutes les femmes lorsque celles-ci jugent que c’est, là, la voie de leur émancipation.
Houria Bouteldja
Madrid, le 22 octobre 2010