Entretien avec Houria Bouteldja : « Macron est un stratège de la contre-révolution »
Nous publions ci-dessous un entretien avec Houria Bouteldja accordé au journal « Libre Algérie » mis en ligne le 30 juillet 2017. Propos recueillis par Marwan Andaloussi.
Libre Algérie : Depuis quelques semaines, vous êtes l’objet, vous personnellement et votre organisation – le Parti des Indigènes de la République – d’une virulente offensive médiatique. Cette campagne, lancée par le directeur de la rubrique « Livres » du journal Le Monde, relayée par Le Figaro (trois articles), l’hebdomadaire Marianne et même France culture du groupe public Radio-France, où une universitaire a été invitée très complaisamment à livrer son opinion, très négative, sur votre livre qu’elle ne semble pas avoir lu.
Pourquoi ce soudain réveil s’agissant de votre livre Les Blancs, les juifs et nous ? Quels sont les objectifs de cette campagne ?
Houria Bouteldja : Il faut inscrire cette campagne dans le contexte général de l’élection de Macron qui est un président à la fois très atypique et terriblement classique. Atypique car en faisant le choix d’une ligne non islamophobe, il a désarmé pas mal d’observateurs. Je crois que Macron est un visionnaire. Il est un stratège néo-libéral qui comprend la nécessité de renforcer l’hégémonie Française, plutôt en déclin, dans le jeu géopolitique. Or, le Sarkozysme et le Hollandisme ont largement contribué à ternir l’image de la France autrefois respectée comme modèle des droits de l’homme : crimes policiers, islamophobie galopante, intégrisme laïque, nostalgie coloniale, répression musclée du mouvement social. Pire, cela brise la cohésion sociale et peut favoriser des soulèvements populaires et encourager des mouvements révolutionnaires. En tant que contre-révolutionnaire, le nouveau président voit, d’une part, dans la progression de l’antiracisme politique et, d’autre part dans les mobilisations sociales contre la loi Travail, la possibilité d’une radicalisation qui pourrait enfreindre sa politique de casse du Code du travail. Il faut se souvenir que depuis Mitterrand, la hantise du pouvoir, c’est de voir s’unir les quartiers et la gauche radicale. Ainsi, lorsqu’il fait le choix de dénoncer le passé colonial de la France (ce qui lui coûte le moins) et de promouvoir une politique d’apaisement vis à vis des Musulmans, il agit en contre-révolutionnaire intelligent car il renforce le sentiment d’appartenance des Musulmans et des quartiers à la nation et coupe ainsi l’herbe sous le pied au mouvement décolonial.
Renforcer le sentiment national à l’intérieur permet de taire les tensions et de se consacrer plus pleinement à la politique étrangère : conquête des marchés, ventes d’armes, améliorer les rapports de force en faveur des intérêts français, rétablir la France dans le jeu impérialiste face aux grandes puissances. Bref, diminuer les risques de conflits internes (moins d’islamophobie) pour diminuer les velléités révolutionnaires et poursuivre le projet impérialiste sans lequel la France serait un acteur de seconde zone. Je juge personnellement cette politique très fine mais c’est sans compter les franges néo-conservatrices qui, elles, ont le sentiment d’avoir perdu. En effet, tous leurs héros islamophobes – Valls, Fillon, Le Pen – ont été laminés par Macron. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la réaction contre le PIR et moi. Pour eux, les décoloniaux ont gagné la partie puisque, aveuglés par leur racisme, ils s’imaginent que Macron est, d’une certaine manière, notre représentant alors qu’il faut analyser tout ça comme une partie de billard. Macron, en Machiavel, a pour le moment réussi à neutraliser le mouvement social, mais cela prouve également que les luttes de l’immigration et des quartiers font leurs effets (victoire d’Amal Bentounsi qui a fait condamner le policier responsable de la mort de son frère, avancée significatives des mobilisations en faveur de la mémoire d’Adama Traoré, progrès dans la reconnaissance de l’islamophobie comme racisme d’État… ) à tel point que les grands stratèges politiques sont obligés de nous prendre en compte dans la partie de billard. Cela dit, rien n’est joué. D’abord parce que les franges les plus racistes et néo-conservatrices n’ont pas dit leur dernier mot et qu’on aurait tort de les croire anéanties, ensuite parce que le mouvement social n’a pas abattu toutes ses cartes. Nous non plus.
Libre Algérie : Cette campagne est animée par les milieux néo-conservateurs pro-israéliens mais également par des franges d’extrême-gauche, comme le directeur du Monde Diplomatique. Comment expliquer cette convergence « contre-nature » ?
Houria Bouteldja : Plus précisément, elle est animée par les perdants de l’élection présidentielle : ils vont de la droite républicaine à la gauche identitaire représentée par le « Printemps républicain » en passant par une partie de l’extrême droite et une partie de l’extrême gauche. Ce qui unit tous ces secteurs, c’est une conception identitaire blanche de la France. Bien entendu, les milieux sionistes exploitent ces attaques car ils partagent la même définition de l’identité nationale – nécessairement ethnique – et qui en plus ne supportent pas notre antisionisme. Ils craignent notre projet car il est fondamentalement opposé à l’antisémitisme et offre des perspectives émancipatrices tant aux Indigènes qu’aux Juifs. Ils préfèrent largement le triomphe d’un Soral qui est un « adversaire » qui appartient à leur univers politique que de l’antiracisme politique qui est leur antithèse. Pour ce qui est de la gauche radicale, elle est en partie travaillée par son ethnocentrisme. C’est ce qui fait qu’elle devient parfois une alliée objective des néocons. Mais elle est aussi la plus fragile face à l’avancée de l’antiracisme politique. Sa virulence contre le PIR s’explique aussi par une bataille de leadership. Je crois que c’est à travers ces deux aspects qu’il faut comprendre l’article du Monde signé par Birnbaum.
Libre Algérie : Vos détracteurs de gauche vous reprochent notamment votre interprétation des propos de l’ancien président iranien Ahmadinedjad sur « la non-existence de l’homosexualité » dans son pays et votre rejet des mariages « mixtes » ? Qu’en est-il vraiment ?
Houria Bouteldja : Je dirais que pour ne pas avoir à affronter les débats posés par le PIR, ses adversaires allument des contre feux et nous font dire le contraire de ce qu’on dit car il est plus aisé de débattre à partir d’un postulat faux – je n’ai jamais dit que l’homosexualité n’existait pas, ni ne me suis réjoui gratuitement du mensonge d’Ahmadinejad, dont je dis d’ailleurs qu’il s’agit d’un mensonge – que de ce que nous pointons réellement du doigt. Le passage sur Ahmadinejad incrimine en fait l’hypocrisie des Occidentaux qui s’émeuvent du mensonge du président iranien mais pas des leurs comme par exemple : « Il n’y a pas de torture à Abu Ghraib » ou « Saddam Hussein avait des armes de destructions massives. » Quant aux mariages mixtes, je défie quiconque trouvera un élément dans notre discours qui aille dans le sens d’un « rejet » des mariages mixtes. Ce que je dis et que j’assume sans sourciller c’est que le racisme nous désapprend l’amour de nous-mêmes au profit d’un amour immodéré pour les Blancs et que de nombreuses unions mixtes se sont faites sur des illusions : se marier avec un blanc = promotion sociale, vie meilleure et triomphe contre le racisme. Ceci est faux. On ne terrassera pas le racisme avec des postulats aussi naïfs. Comme le dit Sadri Khiari, le métissage ne mettra pas plus fin au racisme que les classes moyennes n’ont mis fin au clivage de classe. Aimé Césaire lui-même avait en son temps critiqué vertement l’idée du métissage comme projet politique. Par conséquent, deux choses :
– Les unions entre Noirs, ou entre Arabes, ou entre Rroms sont de fait un progrès contre le racisme et contre la haine de soi. C’est un moment de la lutte antiraciste. Quiconque comprend le slogan « Black is beautiful » comprend cette volonté de revenir à soi. Et ceux qui brandissent ce slogan de manière esthétique pour exprimer leur antiracisme sans en assumer l’expression dans la vie sociale (les unions intra-communautaires par exemples sont des hypocrites qui veulent le « beur « (ou la beurette) et l’argent du « beur » (ou de la beurette) si j’ose dire. La haine que nos analyses sur la question suscitent chez les antiracistes blancs parle plus d’eux que de nous. Je dirais même qu’elle les déshabille.
– Le PIR n’est pas un parti moraliste et ne se mêle pas des histoires interpersonnelles mais de politique. Nous vivons en France et avons tous dans nos milieux des couples mixtes, des « métis » dans nos organisations, des parents blancs et non blancs qui doivent dans leur quotidien subir les effets de la race chez leurs enfants « métis » etc. C’est donc en connaissance de cause que nous nous exprimons. Il s’agit au bout du compte de rendre intelligibles les difficultés rencontrées et donc de les combattre de manière efficace sans se protéger avec une morale dépolitisante, confortable et niaise. Au contraire, affronter le réel, toujours et encore.
Libre Algérie : L’histoire de la colonisation et de la décolonisation algérienne, traitée par l’effacement des mémoires, contribuerait-elle à favoriser la permanence de cette idéologie coloniale ?
Houria Bouteldja : Oui. Mais à vrai dire il s’agit plus pour nous de comprendre le présent que d’explorer le passé. Voyez Macron qui dénonce le colonialisme passé. Vous voyez bien qu’il nous offre un susucre. Pour nous, dénoncer les crimes du passé a pour but de ne pas les reproduire. Macron fait le contraire : il dénonce le passé pour s’attirer les faveurs des post-colonisés de France mais pour mieux poursuivre son projet impérialiste. Les récentes visite de Trump et de Netanyahou et ses déclarations selon lesquelles l’antisionisme est un antisémitisme en sont la preuve. Il n’y a rien à attendre de lui.
Libre Algérie : Plutôt qu’une défaite française, la bataille de Dien Bien Phu ne devrait-elle pas être célébrée comme une victoire de la liberté et enseignée comme telle dans les écoles dans le droit fil des pages les plus glorieuses de la Révolution française et de la résistance au nazisme ?
Houria Bouteldja : Oui bien sûr mais pour cela il faudrait que la France renonce à son nationalisme, mais que serait la France sans la nation ? Les décoloniaux doivent proposer une réponse à cette question. Et ce n’est pas une mince affaire.
Libre Algérie : Vous proposez une vision et une démarche décoloniales, de quoi s’agit-il au plan politique et social ?
Houria Bouteldja : La base c’est de proposer une critique de la modernité occidentale (que nous définissons comme une globalité caractérisée par le Capital, le système colonial/post-colonial, les états-nations et le système éthique qui leur est attaché) qui est une civilisation mortifère tant par les millions d’humains qu’elle a détruits que par les ravages qu’elle produit aujourd’hui en termes de guerres, de guerres civiles, de racisme, de misogynie, d’exploitation, de pollution, de bouleversements climatiques…Mais c’est aussi penser une alternative comme tentent de le faire les habitants du sud notamment dans le monde arabe depuis le cycle révolutionnaire, en Amérique latine, mais aussi les altermondialistes et tant d’autres…Le mouvement décolonial doit participer à la définition d’un monde nouveau.
Libre Algérie : Avec quelles forces politiques pensez-vous pouvoir faire alliance en France ?
Houria Bouteldja : Celles qui sont les plus antiimpérialistes et les plus antiracistes.
Libre Algérie : Quels sont les liens entre les descendants des ex colonisés en France avec l’histoire de leurs parents et grands-parents ?
Houria Bouteldja : L’intégration a beaucoup participé à distendre les liens. Il s’agit aujourd’hui de reprendre les fils du passé, de renouer avec nos pays d’origine mais pas seulement sur un mode sentimental. Il faut devenir des alliés objectifs de l’émancipation des peuples du sud dont malheureusement nous tirons un profit dans les pays du nord alors même que nous sommes issus de ce grand sud. Pour cela, nous devons combattre notre propre intégration et imaginer de nouveaux territoires politiques avec les anciennes colonies qui n’ont pas achevé leur indépendance. Nous ne serons jamais libres en occident tant que le sud ne le sera pas.