De l’innocence blanche et de l’ensauvagement indigène : ne pas réveiller le monstre qui sommeille
Ce texte est une version améliorée d’une intervention faite d’abord à la New School for social Research, New-York, le 11 mars 2019, puis à Brown University, Providence, le 12 mars 2019, à Rutgers University, Brunswick, le 14 mars 2019 et enfin à l’Université de Naples, le 17 mai 2019.
Une version anglaise est disponible ici.
« Il n’y a aucun doute qu’Abu-Jamal est coupable ».
Seth Williams, procureur de Philadelphie
Merci à La New-School de cette invitation qui m’honore. Merci à Ann Stoler et à Gil Anidjar. Merci à vous tous d’être là pour m’écouter.
D’abord comme nous allons aborder ensemble un débat sur la notion d’innocence et que ce débat a lieu à New-York, aux États-Unis, au cœur de l’empire, je ne peux pas ne pas me présenter pour ce que je suis : certes une militante décoloniale, certes, une militante politique, mais surtout une « citoyenne », habitante d’un pays du Nord, la France, qui fonde sa puissance sur son passé/présent colonial. À ce titre, le terme « citoyenne » me paraît être un cache-sexe pour brouiller la réalité de ce que je suis réellement car ces rapports de pouvoir asymétriques dont je profite objectivement ne sont rien d’autre qu’un crime déguisé. Dès lors, je ne peux que me présenter à vous pour ce que je suis réellement : une criminelle. Il ne s’agit pas pour moi de battre ma coulpe, ce qui serait déjà une échappatoire, mais simplement de ne pas être tentée par une forme ou une autre de blanchiment qui à mes yeux est une entrave à l’action politique.
Je ne suis donc pas innocente et si je tiens à le souligner c’est que cet aveu me rend responsable, condition sine qua non pour faire de moi une militante décoloniale. Cela me permet d’identifier mon ennemi principal : la modernité capitaliste, impérialiste et raciste. Si pour des raisons politiques, je tiens à me débarrasser de cette innocence qui m’encombre, d’autres, pour des raisons toutes aussi politiques y tiennent.
C’est ce que je tente d’exprimer dans mon livre « Les Blancs, les Juifs et Nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire », où j’écris, m’adressant aux Blancs :
« Les plus antiracistes, c’est vous. N’avez-vous pas maintes fois célébré le combat de Martin Luther King contre la ségrégation ? Les plus révoltés par l’antisémitisme, c’est vous. N’avez-vous pas mille fois sacrifié Céline, Barbie et tant d’autres sur les buchers de la place publique ? Les plus impliqués dans les causes humanitaires, c’est vous. N’avez-vous pas chanté pour l’Afrique ? Les plus féministes, c’est vous. N’avez-vous pas jeté votre dévolu sur le sort des femmes afghanes et promis de les sauver de la barbe des Talibans ? Comment nous hisser à votre niveau ? Nous sommes des gnomes, vous êtes des géants. »
J’aime à penser que si James Baldwin avait été vivant il aurait complété en disant : « C’est leur innocence qui constitue le crime[1] »
Toutes les idéologies d’Etat des démocraties modernes revendiquent peu ou prou cette innocence car c’est bien au nom de la culpabilité foncière des autres : déficit démocratique, ignorance des droits de l’homme, mépris des femmes ou des homosexuels qui sont autant de prétextes pour justifier les guerres et les ingérences impérialistes. C’est ainsi que le pouvoir blanc accapare le monopole de l’éthique tout en en dépossédant le reste de l’humanité.
Ainsi, la monopolisation de l’éthique produit d’un côté la civilisation et de l’autre la barbarie. La fabrique de l’innocence blanche implique la fabrique des sauvages. Bien sûr, vous et moi savons que cette naturalisation de la civilisation et de la barbarie est un pur fantasme. Mais ce fantasme soutenu par le pouvoir colonial produit un effet performatif qui a des conséquences réelles sur la vie, la perception et le traitement des indigènes sociaux, hommes et femmes. C’est ce que je nomme « ensauvagement », un phénomène indissociable du processus de civilisation des indigènes au fil de leur intégration au sein du Monde Blanc. C’est une thèse que je défends depuis longtemps[2] mais qui reste incomprise tant nous sommes structurés par une idéologie qui prive les victimes de racisme de leur complexité sociale et de leur épaisseur historique. L’antiracisme moral qui nous a confinés dans le rôle de « victimes à protéger » nous livre sans vergogne aujourd’hui à la vindicte néo-conservatrice qui se délecte de pouvoir rétorquer aux protecteurs d’hier : « Voilà où vous a amené votre angélisme, vous croyiez avoir affaire à des anges, ce sont des démons, on vous avait pourtant prévenus ». C’est pourquoi je vous propose ici d’approfondir cette idée d’ensauvagement pour l’aborder comme processus et détruire tant les postures de l’antiracisme moral déclinant (les indigènes comme éternelles victimes) que les postulats du néo-conservatisme conquérant (les indigènes comme véritables sauvages) qui sont deux faces du pouvoir blanc. Je vais ici me concentrer sur la France et sur les différentes déclinaisons de ce phénomène, en commençant par vous dresser le tableau général de la situation :
La France, « patrie des droits de l’homme », de la révolution, des Lumières et de l’universalisme, pratique un racisme d’État extrêmement sophistiqué contre toutes les populations venues des anciennes colonies, du Maghreb, d’Afrique noire ou des Antilles, et installées sur le territoire depuis le début du 20eme siècle et venues massivement après les indépendances dans les années 60. La France pratique également un racisme spécifique contre les tziganes et les populations Rroms, aux racines historiques très profondes. J’ajoute à cela que toute mobilisation politique des non-blancs est suspecte de « communautarisme », un euphémisme de « racisme anti-blanc » puis combattue par le pouvoir. Ainsi la colère sociale ne trouve aucune expression publique puisque les mouvements de résistance sont systématiquement cassés ou clientélisés. Et pour terminer le tableau, nous avons en France une gauche blanche incapable d’adapter son logiciel politique à la question raciale et qui persiste à ne voir dans l’indigène qu’une créature à sauver et/ou intégrer, rarement un sujet politique. Qu’on me pardonne d’avance cette approche caricaturale de la gauche et de l’extrême-gauche car nous y avons aussi de très nombreux alliés et que des recompositions antiracistes engendrées par le développement du PIR et de l’antiracisme politique sont en cours. Je ne fais que brosser à grands traits leurs aspects les plus saillants.
Je disais plus haut que la colonialité du pouvoir produisait un effet performatif et que l’indigène devait en permanence composer avec l’ensauvagement que lui impose la fabrique de l’innocence blanche. Et cette dialectique le transforme. Fanon disait que le manichéisme du colon produisait le manichéisme du colonisé. Les indépendances n’ayant pas été achevées, l’indigène du grand Sud ou du Nord continue d’être transformé au gré des progrès de la contre-révolution coloniale ou des résistances qu’il lui oppose. Et lorsqu’une colère, une humiliation se perpétue, lorsqu’elle ne trouve pas son débouché politique, elle se transforme soit en résignation, soit en autodestruction, soit en cocotte-minute prête à exploser. C’est ce que nous avons vécu en France lors des attentats de 2015 et 2016.
Quelques mois avant l’attentat contre Charlie Hebdo, en septembre 2014, je me trouvais à la fête de l’Huma. Le Parti communiste venait de perdre dans le cadre des élections municipales plusieurs villes de banlieues au profit de la droite avec l’aide active des non-blancs habituellement fidèles à la gauche. Ce fut un véritable traumatisme pour le PC qui se plaignait de cette déloyauté, estimant que l’immigration post-coloniale lui était acquise naturellement. J’ai interpellé un responsable communiste en lui disant qu’ils avaient parfaitement mérité cette débâcle et qu’à l’avenir ils devraient prouver qu’ils méritaient nos voix. Et j’ai ajouté ceci : « Il se pourrait que dans les mois ou années avenir il y ait des attentats. Ceux-ci seront probablement perpétrés par des indigènes comme moi, des musulmans comme moi, des enfants de l’immigration ouvrière comme moi. Ce jour-là, nous vous jugerons à votre courage politique. Serez-vous à nos côtés pour refuser les « amalgames » et expliquer que ces phénomènes sont le produit, à l’extérieur, des interventions occidentales (avec notamment la destruction de l’Afghanistan et de l’Irak) et d’une compétition entre grandes puissances internationales et régionales, et en interne, des effets du racisme en général et de l’islamophobie en particulier ou allez-vous communier avec le pouvoir et les forces réactionnaires contre les Musulmans ? ». Quelques mois plus tard, l’attentat de Charlie Hebdo avait lieu, commis par des jeunes hommes issus de la même communauté que moi et de la même histoire que moi. Le Parti communiste a manifesté avec le pouvoir français, l’Otan, Netanyahou et tout l’arc néoconservateur européen. Ils étaient tous Charlie, ils étaient tous blancs, ils étaient tous innocents.
Nous étions tous coupables.
Malheureusement, ce n’était pas complètement faux. Quelques mois plus tard avaient lieu les attentats du Bataclan, qui faisaient plus d’une centaine de morts. Les tueurs étaient des Musulmans. En 2012, vous vous en souvenez sûrement, un jeune homme d’origine maghrébine avait ouvert le feu sur une école juive tuant des enfants juifs. L’ensauvagement d’une partie de nous-même est manifeste.
Et cet ensauvagement est multiforme :
J’ai pris ici des exemples extrêmes mais très minoritaires. Il va de soi que cette violence paroxystique est spectaculaire mais elle est rare. À titre de comparaison, le ministère de l’Intérieur fait état d’une fourchette entre 100 et 140 féminicides par an, ce qui revient à environ 2000 décès depuis le 11 septembre, date clef du terrorisme/antiterrorisme, tandis qu’on déplore environ 400 victimes du terrorisme sur le sol français durant cette même période.
Notre ensauvagement tendanciel est plus complexe et beaucoup moins sensationnel, et il est le revers du mouvement où se généralisent et s’étendent les figures d’indigènes civilisés. Mais il n’en est pas moins à mes yeux, une véritable déchéance.
Il concerne principalement le rapport aux Juifs, aux femmes, aux hommes, aux minorités sexuelles, aux Noirs lorsque l’« ensauvagé » est maghrébin, aux Rroms lorsque les « ensauvagés » sont sans distinction des habitants de quartiers. Permettez-moi de revenir sur les différentes facettes de cet ensauvagement qui, vous le verrez, ont toujours une historicité et sont toujours situées dans le temps :
– Les Juifs : cet ensauvagement s’exprime par une judéophobie grandissante qui n’existait pas sous cette forme dans le passé précolonial. Elle s’explique par trois phénomènes distincts : le premier, c’est le décret Crémieux de 1870 qui a donné la nationalité française à une grande partie des Juifs d’Algérie (les Juifs du Mzab en seront exclus) qui passent alors du statut d’indigènes à celui de Français et qui va créer un clivage dans le corps social des colonisés et qui fera des Juifs algériens, malgré eux, des complices du colonialisme. Le deuxième, c’est l’État d’Israël qui assimile tout Juif au sionisme et qui en fait le complice des crimes israéliens. Le troisième, c’est la manière dont l’État français organise la compétition des communautés non blanches (je considère la catégorie « Juif » comme une catégorie non blanche) en favorisant les Juifs par rapport aux sujets post-coloniaux. Pour moi, ces trois points expliquent d’un point de vue matérialiste cette première forme d’ensauvagement tendanciel.
– Les rapports de genre : Pour comprendre l’ensauvagement des rapports de genre et les formes de violence moderne qui s’y manifestent, il faut d’abord convenir du fait que les relations de genre ne sont pas stables ni figées dans le temps et l’espace comme on a coutume de le croire[3]. Les ordres sociaux pré-coloniaux de genre étonnent par leur diversité et leur originalité si on se donne la peine de décentrer son regard. Non, les femmes n’ont pas partout été assignées à des tâches domestiques et non les hommes n’ont pas toujours été programmés pour faire la guerre. Il convient ainsi de faire un détour par l’histoire coloniale pour comprendre d’abord comment le colonialisme a détruit les structures sociales anciennes et les dynamiques qui leur sont propres et comment, à travers une histoire de hiérarchisation, de normalisation et de marginalisation, le pouvoir masculin blanc a imposé sa domination tant aux femmes qu’aux hommes non blancs. L’erreur du féminisme hégémonique, c’est de croire que les hommes profitent en bloc des rétributions de l’ordre patriarcal. Au contraire, les hommes indigènes subissent de plein fouet l’ordre patriarcal blanc et en paient le prix fort tant par la pauvreté, extrême parfois, que par la répression policière, l’incarcération de masse et l’Etat sécuritaire ou les situations de conflits armés. Ce qui en résulte, ce sont des sociétés aux violences endémiques et exacerbées. Ainsi le patriarcat blanc assigne l’homme non blanc à une identité de bourreau le confinant, si il veut préserver sa propre vie, à un destin d’eunuque[4]. Et il assigne dans le même temps aux femmes non-blanches le rôle de complices dans ce processus de traitement disciplinaire de l’homme présumé dangereux. Il résulte de ce processus un ensauvagement tendanciel généralisé des rapports de genre entre les hommes et les femmes indigènes du Nord.
– Les homosexuels : Il y a quelques années, nous peinions à expliquer à des alliés blancs qu’à force de vouloir civiliser la sexualité non blanche, les progressistes allaient créer les conditions d’une nouvelle forme de violence communautaire contre les homosexuels. Nous ne pensions pas que nous y arriverions aussi vite. En effet, nous sommes en tant qu’indigènes passés d’une relative indifférence vis-à-vis des homosexuels à une défiance de plus en plus visible et parfois à des actes de violences manifestes[5]. Dans les quartiers, les propos homophobes sont évidemment répandus et le mode de vie gay très décrié mais ce dernier est surtout vu comme une forme d’occidentalisation, d’autant qu’à l’instar de la « libération » des femmes, la « libération » des homos non blancs est très encouragée. Je n’ai rien à vous apprendre ici sur la notion d’homonationalisme et sur le fait que la politisation de la sexualité est présentée comme un progrès des grandes démocratie libérales à l’aune de laquelle on juge les progrès des peuples du sud et de leur « prolongement » dans le Nord. Et comme la société indigène, une partie des homosexuels compris, est globalement réfractaire à cette forme de visibilisation, la pression des pouvoirs publics et des bien-pensants est encore plus forte. Cette résistance est mise sur le compte d’une homophobie ancestrale alors qu’elle est surtout réactive et contemporaine. Et si elle existe, il faut à minima en comprendre la mécanique. Je ne reviens pas ici sur l’introduction, au début de 20ème siècle, de lois homophobes dans le code pénal des pays colonisés qui continuent de faire autorité aujourd’hui. La Tunisie ou le Kenya en sont de bons exemples[6]. Parlons du présent français. Dans l’injonction faite aux homosexuels musulmans et noirs de politiser leur sexualité, il y a une dimension à la fois raciste et homophobe. Le pouvoir blanc cherchant par tous les moyens à dominer la virilité non blanche avec laquelle il se sent en compétition, non seulement il tente de priver l’homme de sa femme, mais aussi de le priver de ses attributs masculins. Cela passe par une lecture homophobe de la masculinité. Car il ne faut pas se tromper. Le pouvoir blanc feint d’être gay-friendly alors qu’il est plutôt homophobe. C’est le pendant homophile du philosémitisme. Il n’y a que des homophobes pour faire cette équation : homosexuel = femmelette ou sous–homme. En appelant les homosexuels à se rendre visibles et en s’érigeant comme leur protecteur, le pouvoir blanc tente de fait de neutraliser une masculinité rivale menaçante pour l’ordre social blanc. Ce message est parfaitement bien compris par les hommes de nos quartiers et n’a qu’un seul résultat : le renforcement d’attitudes virilistes et homophobes réactives, un ensauvagement faisant face à l’avancée d’une politique disciplinaire de civilisation forcée. En d’autres termes, plus les indigènes se font civiliser, plus les formes d’ensauvagement réactif se radicalisent. De ce point de vue, l’exemple du jeune Bilal Hassani, égérie LGBT d’origine marocaine qui représentait la France au concours Eurovision de 2019 en Israël, est un cas d’école. Alors que le travestissement fait partie intégrante du patrimoine culturel marocain et que les homosexuels et/ou travestis marocains se produisent dans des concerts à Casablanca sans susciter la moindre animosité[7], Bilal Hassani est couvert d’insultes et reçoit une multitude de menaces de la part de ses coreligionnaires[8]. Ce paradoxe n’en est pas un si l’on décrypte le sous-texte raciste qui accompagne la promotion de l’artiste. La rage qu’il suscite chez les indigènes est inversement proportionnelle à l’engouement qu’il provoque chez les progressistes qui font des émules aujourd’hui jusque dans les rangs de l’extrême droite. Que ceux qui ne trouvent pas cela suspect lèvent la main.
– La négrophobie non blanche : Depuis l’avènement du racisme moderne, la hiérarchisation de l’humanité place les Blancs en haut de l’échelle raciale et les Noirs au plus bas. Je ne vais pas rentrer dans les détails de cette hiérarchisation liée historiquement à la traite transatlantique mais aussi à la place qu’occupent les différentes nations dans l’échiquier mondial issu de la modernité coloniale, mais on peut affirmer sans trop se tromper que si les « Arabo-musulmans » ou les « asiatiques » ont effectivement été rabaissés au rang de race inférieure, ils le sont malgré tout à un échelon supérieur par rapport aux Noirs ce qui crée un privilège que le sujet non Noir exploitera à son avantage. Ainsi, si en France les Maghrébins n’ont strictement aucun pouvoir politique, ils feront ce qui sera en leur pouvoir pour se distinguer et maintenir la distance. Les Maghrébins des classes moyennes vont faire ce que font les Blancs : fuir les cités où vivent « beaucoup » de Noirs ou de Rroms. On voit aussi se développer un mépris croissant pour les « beurettes à khels » (beurettes à Noirs). Certains hommes vivent la concurrence des hommes noirs comme une injure à leur propre virilité. Ajoutons à cela, la surexploitation des Sub-Sahariens dans certains pays du Golfe ou le fait que les États du Maghreb sont financés par l’Europe pour réprimer ces mêmes Sub-Sahariens et les repousser vers le désert où ils connaitront une mort atroce. Le Maghreb arabe et musulman devient le gendarme de l’Europe. Cette sous-traitance impérialiste entretient et renforce le racisme chez les Maghrébins comme elle crée une profonde amertume chez les Africains confrontés non pas à l’Europe blanche mais au Maghreb musulman. Ceci est l’une des expressions de la contre-révolution coloniale. De ses entrailles, naît l’indigène raciste.
Que faire face à cet ensauvagement ?
D’abord, ne pas le nier.
Si vous me demandiez, à moi qui ne suis pas innocente, si je suis claire sur toutes ces questions, je répondrais : « non ».
Pourquoi suis-je donc incapable de répondre un « oui » triomphal et sûr de lui ? Parce que l’auteur des Damnés de la Terre nous l’a appris, « une société est raciste ou ne l’est pas ». La France moderne étant l’un des piliers idéologiques du racisme structurel à l’échelle mondiale, je ne peux pas ne pas être traversée par le racisme sous sa forme antisémite ou philosémite, négrophobe ou négrophile, comme je ne peux pas ne pas être traversée par un déterminisme sexiste et homophobe quand on sait comment le projet colonial, dans le cadre de la formation des Etats nation, s’est accompagné par l’imposition de normes hétérosexistes. Ce qui fait système nous construit et nous détermine.
Mais si l’ensauvagement est un processus lié à l’oppression raciste et non un état de nature, alors on doit pouvoir l’enrayer. Aimé Césaire disait du bourgeois européen qu’il portait en lui un petit Hitler. Nous pouvons étendre cette remarque à nous tous. Si c’est le cas, et c’est ce que je crois, il faut pouvoir l’expulser, sauver l’indigène de son ensauvagement programmé. Cela passe par cette mise au point :
Notre ensauvagement n’est que le miroir inversé de l’ensauvagement originel blanc. Depuis l’époque moderne, les premiers ensauvagés sont les Blancs. Ce sont eux qui commettent le génocide des Amérindiens, les mêmes qui organisent la traite négrière, eux qui accouchent de l’Allemagne Nazie, qui exterminent les Juifs, les Tziganes et les homosexuels. C’est la modernité occidentale par le truchement des États-Nation qui va inventer cet homme nouveau conquérant, raciste, viriliste et hétérosexiste. Et si au final, nous sommes ensauvagés, ce n’est pas tant par défaut de blanchité que par trop plein de blanchité.
Quelle est l’étape qui suit la reconnaissance ? Répondre à la question de James Baldwin qui pressentant l’ensauvagement de son propre peuple a écrit cette phrase sublime : qu’adviendra-t-il de cette beauté ?
Difficile de répondre quand le pouvoir, son dispositif institutionnel et moral mais également la gauche progressiste flanquée de ses indigènes « éclairés » mais très libéraux imposent leurs recettes et empêchent toute forme de marronnage politique :
Ils étaient méchamment racistes, antisémites, sexistes, homophobes durant toute la période qui a précédé la capitulation allemande et les indépendances. Ils ont découvert cette laideur après les camps de concentration. Ils ont inventé les anticorps qui allaient éradiquer « le monstre ». Ils y sont arrivés tant et si bien qu’aujourd’hui, c’est contre le monde indigène et contre les franges les plus réactionnaires du monde blanc qu’ils comptent parachever ce combat. Il suffit de bien appliquer la recette.
Je prétends pour ma part que la morale progressiste néolibérale, tributaire d’une vision linéaire de l’histoire et dépouillée de toute forme de matérialisme politique ne sert qu’à résoudre les contradictions de classe, de genre et de sexualité entre Blancs, à renforcer l’unité entre eux au détriment des non-Blancs et à sauvegarder les structures fondamentales, capitalistes et impérialistes, des sociétés occidentales. La lutte des classes dont l’objectif principal était pourtant d’instaurer la société sans classe s’est progressivement transformée en un mouvement sociétal d’intégration à l’ordre du droit capitaliste, tout comme le féminisme ou les LGBT, comme si la seule ambition de leurs défenseurs n’était que de s’élever au niveau de l’homme blanc et bourgeois. Car de qui faut-il être l’égal en dernière instance si ce n’est de cet homme-là ? Dès lors, comment s’étonner que le pouvoir récupère ces luttes, voire les revendique sur un mode libéral puisque toutes ces forces sont concentrées dans un but ultime : consacrer la suprématie de l’homme blanc incarnée de manière stupéfiante par la figure de Donald Trump ?
Seul un projet décolonial est en mesure de défier cette créature. Nous savons tous que Trump représente la quintessence même du capitalisme sauvage, de l’impérialisme, du racisme, de l’antisémitisme et de l’hétéro sexisme. Il concentre en lui toutes les tares héritées de 500 ans de domination blanche. Et nous sommes tous une part de lui-même tant que nous restons branchés sur son logiciel. Il est pourtant des questions simples : Pourquoi faudrait-il devenir l’égal de cet homme-là ?
Poser la question, c’est déjà un pas vers une solution décoloniale.
Passons en revue les nœuds que j’ai évoqués plus haut, oublions le progressisme libéral et empruntons le chemin de notre « désensauvagement » :
-Parce que la judéophobie indigène existe, il faut être à l’avant-garde de la lutte contre cette forme spécifique d’antisémitisme. Si le philosémitisme d’Etat est bien une forme métamorphosée de l’antisémitisme ancien, un compromis entre le racisme radical de l’extrême droite et la préservation de l’Etat nation blanc servant avant tout à perpétuer la suprématie blanche et sur les Juifs et sur les Indigènes tout en les mettant en compétition, alors il faut mettre la lutte contre le philosémitisme d’Etat à l’ordre du jour de tout agenda antiraciste conséquent. Si ce philosémitisme n’est que le camouflage d’un antisémitisme réel, il devient urgent de mettre en évidence les ruses du suprématisme blanc et de prendre le contrepied de ceux qui se bornent à dénoncer l’extrême droite ou les nouvelles formes de judéophobie des non-blancs tout en épargnant l’État, ses médias et ses élites. Il est urgent pour nous d’emprunter ce chemin car les forces qui œuvrent à notre « intégration par l’antisémitisme » sont de plus en plus mobilisées. Si nous ne veillons pas à notre « beauté », il est fort probable que continuerons à assister impuissants à la zemmourisation d’une partie des nôtres, qui finiront désignés à la vindicte progressiste de la société blanche, qui aura trouvé ses coupables idéaux.
-Parce que les violences des hommes non blancs envers les femmes ou envers les homosexuels ne sont pas qu’un fantasme de raciste mais bien une réalité s’inscrivant dans un contexte où ces hommes sont dominés, il serait temps de considérer les masculinités subalternes comme des sujets à part entière et refuser de fonder et de rendre la cause des hommes non blancs tributaire du féminisme noir, islamique, intersectionnel ou même décolonial. Comme le dit l’intellectuel noir Tommy Curry, il y a un vide théorique autour de la question des masculinités noires, comme si elles étaient violentes, dangereuses et irrécupérables par nature, comme si leur seul espoir de rédemption résidait dans la reformulation de leur masculinité à travers une éthique féministe noire, niant ainsi la valeur intrinsèque de ces hommes. Nous pensons au PIR que le simple fait d’être la cible privilégiée des crimes policiers, et de remplir les prisons suffit à faire des hommes indigènes une cause à part entière sans que celle-ci ne soit subordonnée au féminisme décolonial (dont nous avons tenté une approche théorique dans plusieurs textes[9]). Il s’agit ici de combler un trou et de répondre à la question : l’intérêt des hommes indigènes est-il défendable en soi ? La réponse est oui si l’on comprend qu’il existe une singularité du genre masculin indigène. Les hommes non blancs ne sont pas simplement opprimés en tant que Noirs, Arabes ou Rroms mais aussi en tant qu’hommes. Je mets en garde contre les amalgames faciles entre le masculinisme blanc qui est un rejet viscéral du féminisme et dont on connait les expressions publiques (Zemmour, Houellebecq, Soral…) ou les passages à l’acte meurtriers[10]. Il y a une différence de nature entre un masculinisme nostalgique d’une domination patriarcale absolue et réelle et une réaction masculine subalterne dont les dimensions potentiellement violentes ou criminelles sont rendues ambivalentes par une résistance légitime, d’autant plus ambivalentes que le monde blanc les fantasme et les sur-représente. L’innocence des hommes blancs passe par la fabrique de la culpabilité des hommes non-blancs. Lire les réactions masculines indigènes au prisme du masculinisme blanc relève ainsi soit d’une erreur d’analyse, soit d’une paresse intellectuelle, soit d’une volonté maligne. Ainsi, s’il n’y a pas d’unité du genre masculin comme il n’y a pas d’unité du genre féminin (nous avons depuis longtemps fait la démonstration que les femmes blanches font spontanément le choix des hommes blancs plutôt que des femmes non blanches), la cause des hommes non blancs est tout aussi légitime que celle des féministes indigènes qui doivent pouvoir trouver leur articulation à travers une ligne décoloniale. La condition des femmes ou des homosexuels trouve ici son paradoxe : il n’y aura pas de solution pour ces deux groupes tant que l’oppression spécifique du genre masculin hétérosexuel non-blanc ne sera pas posée, car dans sa chute comme dans sa réhabilitation, il entraine les autres. Ceci est l’une des conditions de notre désensauvagement collectif.
-Parce que le racisme intercommunautaire est, avant d’être un fait instrumentalisé par les racistes, une réalité tangible, il faut espérer et accepter le développement de rapports de force entre groupes dominés. Il faut espérer l’émergence d’un véritable « Pouvoir Noir » par lui-même et pour lui-même, qui s’impose d’abord aux Blancs mais également à la « minorité » Arabo-musulmane qui, comme le souligne Sadri Khiari « cessera de mépriser les Noirs le jour où elle cessera de se croire blanche »[11]. La question noire n’est pas soluble dans la question arabe et musulmane qui n’est elle-même pas soluble dans la question Rrom. Chaque racisme étant spécifique et singulier, il en devient autonome. Cela est vrai pour la négrophobie, l’islamophobie, la rromophobie et l’antisémitisme. L’alliance des Suds du Nord ne pourra s’envisager que lorsque ces forces autonomes seront établies et auront leur agenda propre. C’est l’idée que nous avons tenté d’esquisser l’année dernière avec le Bandung du Nord dans la perspective d’une Internationale décoloniale avec des représentants de chaque groupe.
Ce sont ici quelques pistes de réflexion qui pourraient tracer un chemin vers un dénouement décolonial. Il nous est en effet permis de rêver car notre mémoire indigène contient l’histoire de sociétés sans fascisme, sans racisme, sans viol[12], sans haines intercommunautaires ou religieuses[13]. Et s’il existe une raison supplémentaire pour suivre ce chemin, laissons-nous convaincre par la jubilation avec laquelle les grands médias et les grandes consciences publiques brandissent chaque preuve de notre « sauvagerie » atavique comme autant de trophées. Il n’y a qu’à observer la délectation ou le plaisir sadique avec lequel ils se repaissent de notre avilissement : Agression contre une femme trans à République, menaces de mort contre Bilal Hassani, insultes antisémites par tel « Musulman d’apparence », propos injurieux et racistes de Mehdi Meklat alias Marcellin Deschamps, insultes homophobes de Patrice Evra, compagnonnage de Dieudonné avec Faurisson, haine et violence contre les Rroms, propos négrophobes de tel youtubeur, comportement violent de Yacine Bellatar… La liste est longue et promise à s’allonger.
Car notre ensauvagement agit comme un activateur de la sublimation blanche. Plus nous sommes laids, plus ils sont beaux. Plus nous fautons, plus nous les confirmons dans leur autosatisfaction. Nous sommes leurs doubles maléfiques et ils ont besoin de notre moi corrompu pour entretenir leur innocence. En revanche, plus nous prenons conscience de notre beauté, plus leur laideur apparait par effet de contraste. C’est alors qu’ils n’ont plus qu’une alternative : soit se réformer et suivre le chemin de l’amour révolutionnaire, soit bruler les sorcières. A ce stade de la réflexion, une dernière question reste à poser : existe-t-il une beauté blanche ? Je suis convaincue que notre existence politique peut aider nos alliés blancs à y répondre mais je considère qu’ayant balayé devant notre porte, il leur revient à eux d’accomplir cette tâche.
Houria Bouteldja, membre du PIR
[1]Lettre à mon neveu – James Baldwin
[2] « Qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ? »
[3] « Le patriarcat chez nos ancêtres est une invention sexiste d’archéologues hommes »
[4] « Eunuque et violeur : le devenir homme Indigène en Occident »
[5] »Trois jeunes en détention pour une tentative de meurtre homophobe à Drancy«
[6] « African homophobia and the colonial roots of African conservatism »
[7]http://fr.le360.ma/lifestyle/culture-et-traditions-quand-les-hommes-se-travestissent-et-que-le-maroc-chante-danse-et-rit-163333
[8]« Menaces homophobes : Bilal Hassani, qui représentera la France à l’Eurovision, porte plainte »
[9] »Féministes ou pas ? Penser la possibilité d’un « féminisme décolonial » avec James Baldwin et Audre Lorde »
[10]Attentat masculiniste de Toronto : » Les femmes disent maintenant qu’elles ont peur »
[11]La « question noire » en Tunisie
[12]« Les cultures enclines au viol et les cultures sans viol. Les études interculturelles »
[13] Je me permets de préciser ici que ce propos n’est ni naïf ni idéaliste. Il va de soi que la barbarie ou le crime n’ont pas été inventés par l’Occident et que toutes les sociétés pré-coloniales connaissent des formes ou d’autres de violence, d’exploitation voire même de crimes de masse. Je parle ici uniquement de formes de violences nouvelles imputables à des phénomènes modernes et identifiés comme le fascisme, le racisme, le nationalisme ou la globalisation néo-libérale.