Livre/ Houria Bouteldja : « Les Blancs, les juifs et nous »
Entretien publié le 9 juillet 2016 sur Financial Afrik.
« NOUS NE POUVONS PAS LAISSER LE POUVOIR BLANC INSTRUMENTALISER LE SEXISME DES HOMMES DE CHEZ NOUS »
« Pourquoi j’écris ce livre ? Parce que je ne suis pas innocente. Je vis en France. Je vis en Occident. Je suis blanche. Rien ne peut m’absoudre. » Dans son dernier essai, Les Blancs, les Juifs et nous, publié en mars 2016 aux éditions La Fabrique, Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des Indigènes de la République, se dresse contre l’impérialisme Blanc et, sans équivoque, dissèque le pacte républicain, la Shoah, la création d’Israël, le féminisme et le destin de l’immigration postcoloniale en Occident. Un brûlot pour certains, une offrande de paix pour l’Indigène. Celle qui se dit, descendante des « Damnés de la terre » en référence à l’œuvre de l’écrivain anticolonialiste Frantz Fanon, s’appuie, pour étayer sa pensée, sur les témoignages de célèbres contestataires : Malcom X, Genet, Césaire, Baldwin ou encore la féministe noire américaine, Aude Lorde…. Révoltée et messianique, elle annonce le déclin de l’Occident et son déni : « Pour conjurer ce funeste sort, certains diront que » l’homme africain n’est pas assez rentré dans l’histoire »1 » et « que toutes les civilisations ne se valent pas» 2. Au risque d’être anathématisée par l’opinion publique, elle interpelle, les Blancs, les Juifs, les femmes indigènes et tous les indigènes, en tant que constructions sociales et politiques de l’histoire moderne, à réinventer un « NOUS » déracialisé, dénationalisé vers une politique de l’amour révolutionnaire.
Dans votre essai, Les Blancs, les Juifs et nous, il vous est reproché de faire usage des concepts de catégories de races et de leur domination sur les autres.
« On me le reproche. Les races sociales, comme son nom l’indique, est un concept politique qui permet d’appréhender le fonctionnement du racisme structurel. Les catégories que j’utilise sont sociales et politiques, elles sont des produits de l’histoire moderne, au même titre que « Femmes ». On doit faire un parallèle. On ne peut pas comprendre le patriarcat, si on ne saisit pas que la catégorie Femme est un concept, et appréhender, la catégorie Homme, qui sont une construction sociale historique. Comme disait Simone de Beauvoir « on ne naît pas femme, on le devient » 3. Les races sociales, c’est exactement la même chose, de même que les catégories de classes : le bourgeois et le prolétaire ne sont pas des catégories naturelles. Elles ont été produites aussi par le système capitaliste. A chaque fois, des systèmes d’oppressions ont été mis en place pour pouvoir appréhender leur fonctionnement, et pour pouvoir lutter contre… en tout cas. »
« Faire une démocratie dans le pays qui était nommé autrefois Métropole, c’est finalement faire une démocratie contre les pays Noirs ou Arabes » Dans quelle mesure cette réflexion de Genet extraite de votre livre, résonne dans les rapports politiques Nord/Sud ?
« Marie-Jeanne Manuellan était une amie de l’écrivain Franz Fanon, et a dactylographié pour lui, Les Damnés de la terre, et Dans l’enceinte de la révolution algérienne. L’autre jour, elle me disait : « Je vis pauvrement, mais j’ai quand même un studio, des aides sociales… Ce que les Français ne veulent pas comprendre, c’est que si j’ai ça, c’est parce que nous, on a fait suer le Burnous. » Cette femme âgée de 90 ans comprend que son statut de Blanche en France, les biens matériels dont elle dispose, sont dû au fait que la France est un pays colonialiste et qu’il le reste sous sa forme de « Françafrique » par exemple. Nous-mêmes, tous comme nous sommes, nous disposons de ces biens matériels, et, de fait, sommes responsables. Comme disait Genet : « Les démocraties se construisent sur le dos du Tiers-Monde ». »
Vous prétendez que l’humanisme Blanc est l’une des pièces maîtresses de la poursuite du projet impérial Blanc à travers des idéologies comme l’humanitaire en Afrique, le féminisme, ou le sort des femmes voilées… Comment s’affranchir de ce legs postcolonial ?
« vIl faut penser les conditions de la fin de l’impérialisme en menant des luttes politiques. Elles doivent avoir un rapport critique aux luttes d’émancipation des Blancs. Le communisme français ou européen était fondamentalement complice de l’impérialisme, car , il a défendu les intérêts des prolétaires Blancs qui tirent ses bénéfices de l’exploitation du Sud, au détriment des immigrés et des rapports Nord/Sud . C’est la raison pour laquelle, on ne peut pas se contenter des analyses de la gauche radicale de la pensée coloniale. Ce qui explique d’ailleurs que les communistes ont fait voter les pleins pouvoirs contre l’Algérie française pour maintenir l’ordre en Algérie. Cela n’invalide pas les thèses marxistes sur le capitalisme, elles sont justes. »
Vous citant : « les femmes indigènes ne sont que des faire-valoir, des instruments de la vanité blanche […] qui l’exotise et l’instrumentalise » et par conséquent, certaines se sont protégées derrière des compromis comme le négo-féminisme.
» C’est un concept de femmes africaines qui ont compris que leur ennemi n’est pas l’homme. Une stratégie de mise en place d’espaces féminins où elles peuvent parler et élaborer à partir de leur propre condition de femme en Afrique. Elles savent qu’il faut négocier avec le patriarcat, et ne pas l’affronter directement. Les femmes françaises peuvent se permettre le luxe de dire : « l’ennemi principal, c’est l’homme » ; les femmes indigènes ne peuvent pas. Car l’homme en question, est l’indigène, le damné de la terre, et la victime de la femme blanche, dans le sens qu’elle appartient à l’humanité blanche. Là, il s’agit d’un patriarcat qu’il faut comprendre comme étant l’expression d’une masculinité non hégémonique. L’homme indigène est placé en dessous de la femme blanche, et les femmes indigènes ont conscience de cette oppression raciale. Elles ne peuvent pas laisser le pouvoir Blanc instrumentaliser le sexisme des hommes de chez nous. Ce sexisme doit être appréhendé de manière plus complexe que le font les femmes blanches par rapport à leur patriarcat. C’est important de ne pas penser qu’il y a un patriarcat universel, et qu’il faut le combattre partout de la même manière. »
En réponse au féminisme universaliste occidental – dont vous démontez les mécanismes tels que la colonisation des corps des femmes indigènes, la castration insidieuse des hommes, au profit du mythe Blanc, blond aux yeux bleus – vous invitez à réfléchir sur un féminisme décolonial.
» Il s’agit pour les femmes indigènes de se recentrer sur nous-mêmes en s’interrogeant sur les trente années de luttes des femmes de l’immigration, en France. Qu’ont-elle fait ? Autour de quoi se sont-elles articulées ? La plupart du temps, dans les quartiers les femmes s’occupent de la scolarité de leurs enfants, elles cherchent du boulot, elles s’occupent des crimes policiers, de leurs frères en prison, etc. Voilà nos priorités ! Les priorités des féministes blanches, c’est par exemple l’égalité salariale entre les hommes et les femmes, c’est leur droit légitime. Nous, c’est déjà d’accéder à l’emploi ! Alors plutôt que de singer et de souscrire à leur agenda politique, il faut d’abord souscrire au nôtre d’agenda. Le système raciste français, fait que nous sommes davantage confrontées au système carcéral que les femmes blanches ! Ce que propose le féminisme décolonial, c’est de prendre en compte les problèmes réels des femmes non Blanches, et de s’émanciper du féminisme Blanc. »
A la question, extraite du chapitre Nous, les Femmes indigènes : « pourquoi n’avez-vous pas porté plainte ? », la victime noire d’un viol répond : « je ne pouvais pas supporter de voir un autre homme noir en prison ». Vous rappelez que les communautés ne doivent pas faire l’économie d’une introspection.
» Nous sommes coincées à cause du racisme. Cette femme fait le jeu du racisme, et ça, c’est notre condition à nous toutes ! C’est un dilemme. Mais il faut en sortir. Il est inacceptable qu’une femme se fasse violer même par un homme de sa communauté. Nous devons engager un débat en interne, un débat qui nous regarde, nous , et ne pas l’exporter vers l’extérieur, en appelant à l’aide l’Etat ou ses élites françaises. Il n’y a pas de solutions clés en main. Comment les hommes doivent-ils se remettre en question ? On peut parler de tout cela avec les hommes de nos communautés. On ne peut pas se taire sous prétexte qu’il y a un pouvoir qui va nous instrumentaliser. Le négo-féminisme dans nos quartiers, c’est affronter ces sujets dans une marche de manœuvre qui est extrêmement étroite, car dès lors qu’on politise ces questions-là, immédiatement les assistantes sociales viennent, et nous empêchent de faire un travail en interne. C’est aussi pour ça que les femmes se taisent ! Les femmes du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne savent qu’elles ont un gros problème économique à régler dans leur pays. Des problèmes bien plus importants que les nôtres, en terme de guerre. Elles comprennent que leur problème, c’est moins le mari que le prix des matières premières ! Elles-mêmes quand elles parlent de négo-féminisme, elles comprennent cela. Elles savent qu’il y a l’impérialisme français, que les militaires français sont chez eux… »
« Le lieu de la véritable rencontre ne peut se faire qu’au croisement de nos intérêts communs, une rencontre déracialisée, dénationalisée et d’égale dignité », citant C.L.R James qui offre comme mémoire ses aïeux nègres plutôt « que nos ancêtres les Gaulois ». Quelle serait cette nouvelle identité qui croîtrait dans une politique de l’amour mais pas celle du cœur ?
» Elle est d’abord politique. Si on veut de l’amour révolutionnaire, il faut réfléchir ensemble, les Blancs, les Juifs et tous ceux qui veulent se joindre autour d’un projet politique d’un NOUS qui exprime une volonté commune de lutter contre un pouvoir libéral, ultralibéral, racialiste, et qui de toute façon ne peut que nous mener vers la guerre civile ! Les aïeux nègres de C.L.R James ont lutté contre l’esclavage, et également pour les Blancs, parce que l’aliénation est dans les deux sens. Tout le monde est contaminé dans le racialisme. C’est-à-dire que le Blanc finit toujours par être un ennemi. Il devient ami ou frère, quand il rejoint notre combat et quand il se met dans l’implication historique des luttes nègres. Sur ce plan-là, Malcom X est mon ancêtre, et je le reconnais. Et Nous, on n’a aucun problème avec cela parce que nous n’avons pas de rapport racialiste à l’histoire. Je ne suis pas noire, mais je me reconnais complètement dans Mohamed Ali. Nous sommes des frères par la lutte en commun. Ce projet ne peut pas être une politique du cœur : j’aime mon prochain, je fais de l’humanisme, je fais les restos du cœur… ça, c’est du paternalisme. Ce n’est pas changer la profondeur des structures, c’est au contraire, ne rien changer, c’est du plâtre sur du bois ! Nos intérêts communs ? Un Blanc a tout intérêt à rester un Blanc. Au moment où l’empire Blanc chute, il faut qu’il fasse son choix. Il y a aussi le fascisme, ceux qui veulent maintenir l’empire Blanc malgré son déclin. Et les autres, qu’on pourrait appeler les révolutionnaires, mais qui sont d’une manière ou d’une autre attachés à leur monde révolutionnaire Blanc. Je pense que nous n’avons pas beaucoup d’intérêts en commun et qu’il faut tout faire pour que l’on en ait ! »
Propos recueillis par Samira Houari
Notes
1 Discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007
2 Citation de Claude Guéant
3 Le Deuxième sexe