Le regard précieux de Houria Bouteldja
Par Marwan Andaloussi dans Libre Algérie le 20 juin 2016.
Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire. D’emblée le titre du livre de Houria Bouteldja donne le ton. Quant à son contenu, c’est une charge qui dynamite bien des certitudes ici et ailleurs.
De fait, ce livre-manifeste met la barre très haut en invitant la société française, et les sociétés occidentales en général, à une remise en question urgente de ce qui fait le fondement de leur doxa : la modernité en tant qu’amnésie et subterfuge.
Le livre de Mme Bouteldja, fille d’immigrés algériens et porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR), est un réquisitoire implacable contre la supériorité blanche, présupposé néocolonial et fondateur des appareils idéologiques d’État.
Le texte, fulgurant et inspiré, s’appuie sur des propos de Descartes, de Jean-Paul Sartre et de bien d’autres icônes de la ‘’civilisation’’. Éclairés par le projecteur de l’auteure, les propos de ces intellectuels sont autant de miroirs d’une vision méprisante de l’autre et d’une conception conflictuelle du monde.
Bien sûr, Houria Bouteldja ne se contente pas d’évoquer ceux qui ont bâti intellectuellement « la supériorité manifeste de la civilisation » occidentale, elle leur oppose ses propres références et cite avec verve mais avec une puissante pertinence le propos de Malcom X, d’Aimé Césaire ou de l’écrivain afro-américain James Baldwin.
Sous sa plume, le discours de ces symboles de la résistance à l’oppression et au racisme devient lumineux. Les intellectuels de la libération, chacun dans son registre, déconstruisent précisément les superstructures racistes et coloniales de l’oppression blanche, aujourd’hui néoconservatrice et ultra-libérale.
Ainsi, au chapitre intitulé Vous les Blancs, elle écrit : ‘’ Je vous vois, je vous fréquente, je vous observe. Vous portez tous ce visage de l’innocence. C’est là votre victoire ultime. Avoir réussi à vous innocenter. Et cette victoire devient sublime au moment où, jetant votre regard sur nous, vous nous voyez nous interroger et interroger nos frères sur notre propre culpabilité’’. Elle poursuite plus loin : ‘’Le 8 août 1945, on a pu lire à la une du Monde ‘’Une révolution technologique : Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon’’. Ce sont des anges qui ont écrit ces lignes. Cinquante-six ans plus tard, ce sont ces mêmes anges qui se sont écriés : Nous sommes tous Américains. Nous sommes tous Américains…nous sommes tous blancs.’’
L’auteure se penche sur l’intimité des Blancs et révèle leur peur : ‘’ La peur est indéfinissable. C’est le mal-être blanc. La tête refoule, mais le cœur palpite. Il reconnaît dans le visage de tout non-Blanc, à l’usine, à l’école, dans la rue, un rescapé de l’entreprise coloniale et en même temps la possibilité d’une vengeance. C’est pour ça que vous avez peur. Doit-on vous rassurer? C’est inutile, vos arsenaux militaires n’y ont pas réussi’’.
Cependant, Houria Bouteldja ne se contente pas d’établir un accablant état des lieux de la Civilisation Supérieure et de son histoire, elle propose un nouveau pacte social libéré des scories racistes. Mais il n’y a nulle trace de rancœur ni de désir de vengeance, pas plus qu’il n’y a la moindre trace de ce supposé racisme anti-blanc dont les propagandistes néocoloniaux voudrait la charger. Aux antipodes de ces accusations, l’auteure invite à une démarche de réconciliation en proposant aux hérauts de l’Occident de ‘’partager l’indépendance algérienne et la victoire de Dien Bien Phu’’.
Pour appuyer son propos, elle convoque CLR James, un intellectuel et militant de Trinidad et Tobago, ancienne colonie britannique, qui écrivait ‘’ Ils sont mes ancêtres, ils sont mon peuple (les anciens esclaves), ils peuvent être les vôtres si vous voulez d’eux’’.
Les Blancs, les Juifs et nous marque un jalon important dans le combat de l’antiracisme politique en France et ailleurs.
Dans ce livre-manifeste, Houria Bouteldja dévoile une vision du monde plus généreuse, mais politique et réaliste. Elle veut substituer la compassion par l’égalité, la honte par la dignité, le sentiment d’impuissance par la résistance à un désordre établi qui classe les personnes en fonction de leur apparence et qui diabolise l’altérité.
Enfin, loin de toute revanche, ou de toute idée de « repentance», ce mot galvaudé par d’incorrigibles colonialistes, Houria Bouteldja révoque la haine au nom de ‘’l’amour révolutionnaire’’.
Le programme est ambitieux, mais peut être salutaire pour une France qui peine à accomplir les nécessaires mutations imposées par le siècle. Ce faisant elle heurte de plein fouet des citadelles de pouvoir et d’intérêt qui ne conçoivent les hiérarchies sociales que sous l’angle des hiérarchies coloniales. En rejetant le paternalisme de la gauche néocoloniale, Houria Bouteldja renvoie aux censeurs l’image grimaçante d’un passé qui ne passe décidément pas…
C’est très vraisemblablement la raison pour laquelle l’inquisition intellectuelle, celle qui occupe les commissariats de la pensée et les corporate médias, se déchaine contre l’écrivaine et son parti.
Les débats sur l’antiracisme politique concernent aussi l’opinion publique en Algérie. Il est important d’en connaitre les enjeux. À ce titre, Les Blancs, les juifs et nous est un livre à lire absolument par ceux qui interrogent la nature complexe des relations avec l’ex-occupant colonial sous l’angle très abrupt, loin des envolées lyriques et des intérêts bien compris, de la façon dont il traite ses indigènes.
Les Blancs, les Juifs et nous – Vers une politique de l’amour révolutionnaire par Houria Bouteldja
La Fabrique Éditions- Février 2016
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