La dérive identitaire de Houria Bouteldja, Houria Bouteldja pour les nuls
Les méchants

La dérive identitaire de Houria Bouteldja

Par Clément Ghys, publié le 24 mai 2016 sur Libération.

Sur la question légitime du legs colonial, la figure de proue du Mouvement des indigènes de la République signe un brulôt déterministe : Blancs, juifs et arabo-musulmans sont présentés de façon si caricaturale que la thèse du livre s’en trouve invalidée, éclipsant de justes indignations.

En guise de qualité de Houria Bouteldja, on lit, au dos de son essai les Blancs, les Juifs et Nous (La Fabrique éditions), qu'elle est «issue d'une famille d'immigrés algériens arrivés en France dans les années 60». Il est également précisé qu'elle a «coécrit, avec Sadri Khiari, Nous sommes les indigènes de la République». Pas de fonction précisée pour celle qui est pourtant la figure médiatique du Mouvement des indigènes de la République, ce qui l'amène à être présente sur les plateaux de télé. Ses prises de position ou son ton en ont fait l'ennemie jurée d'un spectre large de personnalités allant de l'extrême droite à la gauche. Ses positions sur le féminisme, le racisme, l'islamophobie, les questions post-coloniales suscitent l'adhésion d'autres, emportés par sa verve de pasionaria.

Les Blancs, les Juifs et Nous : tout le problème est déjà dans le titre. Car l'essai de Houria Bouteldja est divisé en trois parties : l'une sur la blanchité dominatrice, l'autre sur l'identité juive et, enfin, une dernière sur la question des indigènes. En préambule, elle précise que ces catégories sont utilisées dans leur sens «social et politique», et non dans le déterminisme biologique. Mais aucun de ces mots ne peut être utilisé au hasard, comme si d'autres ne lui avaient pas apposé un sens, aucun ne peut se trouver au milieu d'une telle logorrhée haineuse et se jouer des faits historiques.

Houria Bouteldja s'adresse aux deux premières catégories. Les «Blancs», elle les invite à imiter Genet et à se débarrasser de leur blanchité. Aux «Juifs», à renoncer à Israël et à redevenir les indigènes qu'ils étaient autrefois. Enfin, en tant que voix des indigènes, elle préconise «l'amour révolutionnaire», sorte de fulgurance très floue où se retrouvent convoqués Fanon, Baldwin, les martyrs de la révolution algérienne, l'islam, les Black Panthers, Zhou Enlai, les Indiens d'Amérique… Chez elle, il y a «vous» et «nous», et rien d'autre.

Houria Bouteldja est furieusement antisioniste, et se défend d’être antisémite. C’est d’ailleurs l’un des arguments-massues de l’immense majorité des antisionistes. Là encore, l’essayiste ne fait rien d’autre que de prendre des groupes humains comme des ensembles fixes, inamovibles, homogènes et cohérents. Ainsi, d’un extrait de textes de Perec sur sa difficulté à se sentir juif, tire-t-elle un ensemble de théories sur l’identité juive comme si l’écrivain était le leader moral d’un peuple, comme s’il y avait de fait un représentant de toutes les diasporas. C’est cette manière de fantasmer les appartenances culturelles qui amène Houria Bouteldja à transformer son essai en un brûlot odieux.

Ainsi, quand elle écrit : «On ne reconnaît pas un juif parce qu'il se déclare juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité», sous-entendant qu'il aurait pactisé avec son oppresseur. Ailleurs, elle fait preuve d'une ignorance historique crasse : «L'antisémitisme est européen. Il est un produit de la modernité.» Alors, quid des pogroms du Moyen Age ? Un peu plus tôt, elle interpelle «les Blancs» et leur bonne conscience humaniste : «N'avez-vous pas mille fois sacrifié Céline, Barbie et tant d'autres sur les bûchers de la place publique ?» Klaus Barbie «sacrifié» ? Vraiment ? Par un procès d'assises en bonne et due forme, des décennies après les faits.

Tout l'ouvrage manque cruellement d'un rapport au réel. Aussi sur la question de l'homosexualité. Dans sa provocation, Houria Bouteldja glorifie la verve de Mahmoud Ahmadinejad, ancien président iranien et son «bon mot» selon lequel «il n'y a pas d'homosexuels en Iran». Car, à ce sujet, il y a plus grave encore que ses efforts, invitée régulière de l'émission Ce Soir ou jamais, pour choquer le spectateur de Taddeï : elle oppose irrémédiablement les masculinités blanche et indigène, les façons d'être «homme» en Europe ou au Maghreb, les rend inconciliables. Elle évoque le mépris au sujet des homosexuels français d'origine étrangère : «Les Blancs, lorsqu'ils se réjouissent du coming out du mâle indigène, c'est à la fois par homophobie et par racisme.» Cette cruelle condescendance est indéniable mais est-il vraiment juste, opportun, que d'opposer les virilités de culture différentes, de les rendre inconciliables ? Un homme (ou une femme) ne peut-il se définir en termes de genre que dans l'héritage fantasmé de ses aïeux ? Ainsi, reprend-elle le pire du catéchisme postcolonial en surdéterminant les existences par l'origine géographique.

Si les Blancs, les Juifs et Nous est aussi dangereux, c'est par son positionnement. Publié à la Fabrique, maison d'éditions à gauche, porté par un auteur qui a de fait un poids dans la sphère postcoloniale française, le livre profite d'un style «coup-de-poing» et poétique qui peut émoustiller la bien-pensance du moment. Houria Bouteldja fantasme des mondes, les oppose, va à l'encontre des faits. Elle écrit : «Notre présence [celle des indigènes, ndlr] sur le sol français africanise, berbérise, créolise, islamise, noirise la fille aînée de l'Eglise, jadis blanche et immaculée.» Soit pour la première partie, et tant mieux que la France se métisse. Mais quand a-t-elle été «blanche et immaculée» ? Comme tout pays, elle n'a été que millefeuille de populations et de cultures, de religions, de migrations… Que Le Pen fasse mine de l'ignorer, on s'y attend, que Houria Bouteldja aussi, c'est plus problématique. En somme, elle fait sienne la rhétorique de l'extrême droite, qui fait de la France une contrée virginale, blanche, et chrétienne.

A plusieurs reprises, Houria Bouteldja évoque sa vie privée. Dont cette fois où, partant en voyage scolaire à New York, elle demande à ses parents de se cacher du reste de ses camarades, honteuse des siens. Ces moments sont sans aucun doute les plus intéressants tant ils nous montrent comment la bête postcoloniale distille le mépris jusque dans les rapports familiaux, amicaux, amoureux. Cette expérience de l'humiliation explique sa dénonciation du féminisme «majoritaire» : «Aucun magistère moral ne me fera endosser un mot d'ordre conçu par et pour des féministes blanches.» Houria Bouteldja évoque, avec justesse, la manière dont la société française a, notamment via la télé, fait des femmes d'origine maghrébine la victime idéale, celle dont on se réjouit à observer le martyr, à admirer le courage.

La seule chose qui peut dédouaner l'auteure des Blancs, les Juifs et Nous est le déni qu'entretiennent depuis longtemps la gauche en général et le PS particulier sur la question postcoloniale. Résultat, Houria Bouteldja y répond de manière ahurissante. Mais la faute ne décrédibilise pas l'interrogation. Alors qu'au Royaume-Uni, une partie des cercles travaillistes s'est penchée sur le sujet depuis longtemps, la gauche française fait mine que tout continuera à bien se passer, et ne fait toujours pas son aggiornamento postcolonial. L'enjeu est pourtant celui de sa réinvention, de son adéquation à la société contemporaine. Tant qu'elle ne le fera pas, le champ sera libre aux fulgurances pyromanes.

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