Houria Bouteldja et l'universalisme occidental
Manu Riondé pour le Courrier de l'Atlas - 2016
Alors que le terme d'intersectionnalité - penser simultanément les dominations de classe, de race et de genre – s'est imposé depuis quelques années, dans cet ouvrage, vous faites primer la question raciale sur les autres. C'est le reproche le plus souvent formulé aux Indigènes de la République...
Il ne s'agit pas de situer la question raciale hiérarchiquement au-dessus des autres, simplement, j'en fais ma porte d'entrée, mon prisme principal, pour expliquer les rapports de domination. Nous considérons, aux Indigènes, que le clivage racial est largement ignoré en France alors qu'il est pourtant structurant et fondamental. Nous, c'est à partir de là que nous pensons le genre et la classe qui sont eux-mêmes déterminés par la racialisation. Ce n'est pas en tant que femme mais en tant que femme non-blanche que je dois me poser toutes les questions qui sont les miennes.
Pouvez-vous éclairer l'usage que vous faite des catégories « Blancs », « Juifs » et « Indigènes » ?
Le Blanc n'existe pas en soi. Il n'existe que parce que l'Indigène existe, que parce que le Noir existe, que parce que le Juif existe. Eux-mêmes n’existent que parce que le Blanc existe. C'est d'un rapport de domination, d'un rapport social dont il s'agit. Il n'y a pas de caractéristiques autres que celles-là à ces catégories qui sont sociales et politiques, des purs produits de l'histoire moderne. Si l'on prend l'exemple du Juif, dans son rapport aux Blancs, il est subalterne. En revanche, dans son rapport aux Indigènes, il est au dessus. Mais cela n’a pas toujours été le cas.
Réfutant l'universalisme occidental, vous posez une question radicale à vos « soeurs » indigènes - doit-on nécessairement adhérer au féminisme ? - et vous leur proposez un « féminisme décolonial ».
Je veux effectivement tordre le cou à l'universalisme blanc. Leurs expériences ne sont pas universelles, elles sont circonscrites dans le temps et dans l'espace, elles sont les produits de conditions particulières à des époques bien définies. En quoi l'expérience des femmes blanches serait-elle universelle ? Ce serait suputer l'existence d'un patriarcat universel et intemporel. Or la lutte féministe est née à un moment donné, dans des sociétés données. Le patriarcat n'a pas toujours existé ou pas toujours et pas partout sous les formes, hétéro-sexiste et christiano-centré, qu'il prend en Occident.
La question qui se pose c'est donc de savoir si les femmes indigènes et les femmes du sud doivent nécessairement passer exactement par le même chemin de lutte et d'émancipation. Je n'en suis pas convaincue et à partir de là, je plaide pour un féminisme décolonial qui prenne en compte le contexte.
Vous vous distancez également des clivages politiques traditionnels imprimés par l'universalisme blanc. Les Indigènes doivent-ils s'extraire du jeu politique tel qu'il est ?
Non, ils doivent au contraire l'investir pour y faire surgir et apparaître d'autres clivages, sous le clivage de classe qui existe bien entendu mais qui, à gauche, tend à dissimuler un peu les autres. Pour nous, la construction de l'autonomie est tout aussi importante que la nécessité de nouer des alliances - dans l'espace de gauche, bien entendu. Ces alliances existent d'ailleurs depuis longtemps, ponctuellement, autour de luttes avec des organisations anticoloniales et/ou antiracistes qui s'occupent de la question palestinienne, de la françafrique, de l'islamophobie, des violences policières, etc. On se retrouve dans des collectifs, on converge sur des luttes y compris avec des partis politiques, ce n'est pas un problème pour nous. Le tout étant de ne jamais confondre « alliance et subordination » comme le disait Aimé Césaire (dans sa lettre à Maurice Thorez du 24 octobre 1956).
Lorsque dans les dernières lignes de votre ouvrage qui invitent à un « Nous du dépassement de la race et de son abolition », vous écrivez : « répétons le autant que nécessaire : Allahou akbar ! », ne craignez-vous pas de perdre quelques alliés potentiels en route ?
Il faut bien comprendre que je ne cherche pas là à propulser l'islam en tant que croyance religieuse ; Je cherche à le situer dans des rapports de pouvoir. Je parle de la religion des damnés de la terre, de ceux qui sont au plus bas de la société. Car, aujourd'hui, de fait, géopolitiquement, l'Islam constitue l'altérité radicale, comme hier le communisme. C'est à partir de ce référentiel-là que j'écris cela. Le contenu donné à ce « allahou akbar », c'est celui d'une main tendue...
Une main tendue à qui ?
Ce livre est réellement destiné aux Blancs, aux Juifs et aux Indigènes ! A tous ceux d'entre eux qui aujourd'hui ne veulent pas sombrer dans la guerre civile. Nous sommes dans un moment historique extrêmement inquiétant. La guerre incessante menée aux quartiers et aux banlieues ici et la poursuite d'une politique impérialiste au Sud ont fini par engendrer des monstres qui nous sautent au visage aujourd'hui. Les conditions sont réunies pour que ça tourne mal. Ce livre est pour tous ceux qui pensent qu'on peut et doit se rassembler pour ne pas que cela arrive. On n’est pas obligés de se faire la guerre, on peut aussi s’aimer.