Au café avec Houria Bouteldja
Censurée, insultée, agressée : la porte-parole du Parti des indigènes de la République semble avoir écopé d'une place de choix dans le purgatoire médiatique français.
Par Jean-Bernard Gervais, publié le 10.08.16 sur le site Vice.
Cet article est extrait du numéro « Frontières »
"Je n'avais jamais été inquiétée sur Facebook", m'explique Houria Bouteldja, à Paris au début du mois de juin. « Et d'un coup, je reçois un avertissement au milieu du mois de mai, qui m'avertit que je suis suspendue une journée », continue-t-elle, pas vraiment chagrinée. « Un jour après, je suis suspendue trois jours. Au bout de ces trois jours, je suis suspendue une semaine. Et au bout d'une semaine, Facebook m'écrit pour me dire que je suis suspendue un mois. Actuellement, mon compte principal est bloqué. »
Censurée, insultée, agressée : Houria Bouteldja, militante antiraciste et porte-parole du Parti des indigènes de la République (PIR), semble avoir écopé d'une place de choix dans le purgatoire médiatique français. Qu'il s'agisse de Facebook, Libération, SOS Racisme, la Ligue de défense juive, ou encore l'éditorialiste Jean-François Kahn, à droite comme à gauche, tous l'étrillent et la voue aux gémonies. De fait, qui est-elle ?
Le plus simple est de la présenter. D'elle-même, Houria Bouteldja, 43 ans, dit peu de chose. Sur la quatrième de couverture de son essai Les Blancs, les Juifs et nous, qui défraie actuellement la chronique, on y apprend qu'elle est « issue d'une famille d'immigrés algériens arrivés en France dans les années 1960 », et qu'elle a coécrit un premier ouvrage intitulé Nous sommes les indigènes de la République. Présentation lacunaire, mais qui a le mérite d'être factuelle. Houria appartient à ce qu'on appelle avec pudeur la deuxième génération issue de l'immigration, et se définit en tant qu'indigène de la République. Le mouvement des Indigènes de la République a été créé en 2005 à la suite de la révolte des banlieues françaises, provoquée par la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois, Zyed et Bouna, pourchassés par la police. Depuis plus de dix ans, ce mouvement devenu parti politique lutte contre les inégalités faites aux descendants des indigènes des colonies dans la société française : les Arabo-musulmans et les Afro-descendants, donc.
La deuxième manière de présenter Mme Bouteldja est de se reporter à ce que l'on dit d'elle. Là, stupeur. Elle est régulièrement présentée comme un croisement d'Alain Soral et de Marine Le Pen, version indigène. Selon Libération, Houria aurait pondu « un brûlot odieux » et « dangereux », qui ferait « sienne la rhétorique de l'extrême-droite ». Marianne, le 9 avril 2016, titrait pour sa part : « Houria Bouteldja ou le racisme pour les nuls ». Aussi, le politologue Thomas Guénolé sur le plateau de l'émission Ce soir (ou jamais), a condamné, sans possibilité d'appel, l'irrédentiste indigène à la peine de mort médiatique : « Je pense que ce qui a changé, c'est qu'il y a une partie de l'antiracisme qui est devenue raciste – je parle de vous, Mme Bouteldja. »
En réalité, le dernier livre de Houria Bouteldja parle, ni plus ni moins, de lutte contre le racisme – en choisissant comme point de vue, celui des colonisés. Intitulé Les Blancs, les Juifs et nous, ce pamphlet a été, dès sa publication, taxé de communautariste. Notamment parce qu'il analyse, à l'aune de grilles de lecture héritées de Frantz Fanon et des Black Panthers, les dégâts du racisme dans trois socio-races – les races, pour Houria Bouteldja, étant comprises comme autant de constructions sociales.
Ainsi, l'auteur déconstruit la figure du Blanc, en empruntant à Karl Marx et en démontrant que cette « classe ethnique » a été conceptualisée par la bourgeoisie occidentale au contact d'autres populations afin de contrer une possible alliance entre colonisés et prolétariat occidental. Et pour dominer. Elle démontre, de la même manière, comment le « peuple juif » est instrumentalisé par cette même bourgeoisie afin de servir de peuple tampon entre « Blancs » et « Indigènes ».
Il y a du Césaire et du Fanon, chez Houria, qui n'hésite pas à se saisir de concepts explosifs – races, question juive et féminisme –, pour provoquer un électrochoc en vue d'aboutir à la paix. Poétique, tout autant que politique, Les Blancs, les Juifs et nous, pèche cependant par un manque de solutions politiques, concrètes, face à ce constat.
Intrigué par ce torrent de boue déversé sur cette enfant d'immigrés qui serait devenue pire qu'une crevure néonazie, j'ai décidé de parcourir son profil Facebook. Là, je suis tombé sur plusieurs messages d'alerte, constatant que ledit profil venait d'être suspendu. Curieux, donc.
« Facebook m'a supprimé quatre posts, et à chaque fois ce sont des messages qui faisaient référence à des débats sur l'intégration – ou qui contenaient le mot "juif". » Houria me cite l'un des posts incriminés. Il s'agit d'un texte qui relatait une rencontre dans le métro avec un homme de confession juive, lequel lui avouait avoir adoré son essai. « On sent que cette censure est le résultat d'une campagne orchestrée, poursuit-elle. Ces suspensions de comptes [deux autres militants du PIR en ont été victimes, N.D.L.R.] correspondent à la campagne de SOS Racisme et de l'UEJF contre Facebook et Twitter. »
L'Union des étudiants juifs de France (UEJF), et SOS racisme seraient-ils à l'origine des déconvenues 2.0 d'Houria ? Pour SOS Racisme, les responsables auraient relevé sur Twitter, Facebook et YouTube 587 posts problématiques. Au téléphone avec moi, ils ont ajouté : « Si le compte de Mme Bouteldja a été suspendu, cela signifie que l'on y trouve des contenus haineux. Nous invitons la porte-parole du PIR à arrêter de jouer la victime. »
Sur une tout autre affaire, le tribunal de grande instance de Paris ne semble pas partager l'opinion de SOS Racisme à propos de sa prétendue victimisation. Car Houria Bouteldja ne se contente pas de dénoncer la censure qui l'accable. Il lui arrive aussi de porter plainte. Et de remporter ses combats. Le 24 octobre 2012, à Paris, trois membres de la Ligue de défense juive (LDJ) agressaient Houria en pleine rue, en lui déversant de la peinture rouge sur le visage et le corps. Le 31 mai dernier, la justice française rendait son verdict : « L'un de mes agresseurs a pris un an de prison ferme, me dit Houria. Deux autres ont pris six mois avec sursis et le dernier une amende. Tous ont été condamnés à payer nos dédommagements [plus de 10 000 euros, N.D.L.R.]. » Houria semble satisfaite. C'est une parenthèse de justice dans un océan d'insultes. Injures qui se sont multipliées depuis la sortie de son dernier livre.
Elle analyse avec sang-froid l'hystérie qui s'est emparée de la sphère médiatique contre son pamphlet. Elle y distingue deux publics. « Du point de vue de notre base sociale, l'accueil de mon livre a été extrêmement favorable. Aux États-Unis, j'ai été invitée à l'université de Berkeley, où j'ai bénéficié d'un excellent accueil. Je suis allée également en Espagne, dans des milieux militants et universitaires. J'ai été invitée à Montpellier, Strasbourg, Lyon, et en région parisienne : Fontenay-sous-Bois, Villejuif, etc. »
En revanche, parmi les éditorialistes, l'accueil du livre fut, disons, plus mitigé. « Les éditocrates me sont tombés dessus. À commencer par Thomas Guénolé, qui a cité des extraits de mon essai hors contexte. Et sans le contexte, on ne comprend pas de quoi il s'agit. Lorsqu'on isole certaines phrases, on peut penser que je suis antisémite, raciste anti-Blancs, homophobe ou même misogyne ! Sauf que lorsqu'on le lit, on s'aperçoit que c'est précisément le contraire. »
En effet, au lieu de prendre des éléments du texte de Bouteldja au hasard et de les lier à telle ou telle idéologie dangereuse, il est aussi simple de la lire sans arrière-pensée. Évidemment, on réalise vite que la manière dont on la présente est erronée. Par exemple lorsqu'on la lie à l'ancien président iranien Mahmoud Ahmadinejad. Voici ce qu'elle écrit de lui : « Il ment. C'est tout. » Lorsqu'elle revient sur la communauté juive séfarade, voici – tout le mal – qu'elle en dit : « Je n'arrive pas à penser au Maghreb sans vous regretter. Vous avez laissé un vide […] dont je suis inconsolable. » Houria homophobe ? Encore une fois, non. Pas du tout. « Il faut rendre justice aux Tziganes, aux homosexuels et aux Soviétiques », scande-t-elle.
On pourrait multiplier les exemples à l'infini, et faire dire à Houria ce que l'on veut qu'elle dise, pour mieux la condamner, ou l'encenser. Mais l'on passerait, dans les deux cas, à côté de son message.
Parce qu'au final, que dit-elle qui dérange tant ? La réponse est dans son livre. Le sous-titre nous fournit un indice : « vers une politique de l'amour révolutionnaire ». Loin de prôner une guerre des races, des genres ou des religions, Houria défend en réalité l'amour. Elle le définit simplement : « vivre tous ensemble, paisiblement », écrit-elle. En se posant néanmoins cette question : « Comment envisager l'amour entre nous, si les privilèges des uns reposent sur l'oppression des autres ? » C'est toujours la même question, bien sûr.